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L'homme qui voulait qu'elle parle ne revenait pas très souvent. Sans doute avait-il des malades ayant plus besoin de lui. D'ailleurs, elle n'était plus folle, seulement enceinte. Il n'y pouvait rien si c'était à peu près la même situation que dans le foyer d'où elle venait.

On attendait d'elle qu'elle se conduise bien, un point c'est tout.

Elle était à deux semaines de son terme lorsque survinrent les premières douleurs. Si brutalement qu'elle eut l'impression de recevoir un coup de massue. Puis cela disparut. Elle était seule dans la chambre et elle eut si peur qu'elle alla se coucher. Qu'est-ce qui lui arrivait? La douleur revint. Lourde et implacable. Quelque chose se brisait en elle.

Puis elle vit un liquide qui coulait entre ses jambes. Elle se dit qu'elle allait mourir, que c'était sa punition. Quelque chose s'était brisé en elle et elle perdait son sang.

La douleur s'atténua une nouvelle fois et elle regarda ses jambes. Mais elle ne vit pas de sang. Peut-être avait-elle uriné, en fait, sans s'en rendre compte?

Lorsque la douleur revint, elle se mit à crier très fort. Une minute plus tard la porte s'ouvrit et une infirmière entra en coup de vent. Elle tâta le drap humide et Sibylla fut prise de honte.

- Soyez gentille, aidez-moi. Je suis en train de me vider.

Mais l'infirmière se contenta de sourire.

- Ce n'est rien, Sibylla. Tu vas avoir ton bébé, c'est tout. Je vais aller demander l'ambulance.

Elle sortit aussi vite qu'elle était entrée. L'ambulance? Où allait-on la transporter?

- Bonne chance, Sibylla.

C'est sur ces mots qu'ils enfournèrent dans la voiture la civière sur laquelle elle était étendue.

Et maintenant elle était seule dans une chambre d'un autre hôpital.

- Faut-il prévenir le mari?

Elle secoua la tête. Il s'ensuivit un silence gêné.

- Ou quelqu'un d'autre?

Elle n'avait pas répondu, se contentant de fermer les yeux pour empêcher, en vain, la vague de douleur suivante de l'atteindre. Rien de ce qu'elle faisait ne pouvait mettre un terme à la souffrance insupportable qui s'était emparée d'elle. Elle n'était plus qu'un corps. Un corps totalement soumis à cette force qui essayait d'ouvrir en elle un trou suffisamment grand pour laisser sortir ce qu'il y avait dans son ventre. Elle n'avait pas la parole. Elle était privée de toute volonté et livrée en pâture à cette force démente et obstinée qui ne la laisserait pas en paix tant qu'elle n'aurait pas obtenu ce qu'elle voulait.

Elle allait donner la vie.

Sur le mur, en face d'elle, se trouvait une pendule murale de couleur blanche. La seule preuve que le monde suivait son cours, quelque part, était le fait que l'aiguille des minutes faisait un bond vers l'avant, à intervalles réguliers.

Des intervalles très longs.

Les heures passaient.

Personne ne venait s'occuper d'elle. Elle entendit une autre femme crier, dans la chambre d'à côté.

Sa mère avait-elle connu cela, quand elle lui avait donné naissance? Était-ce pour cela qu'elle ne l'avait jamais acceptée? Comment pouvait-on demander qu'on vous aime, si vous causiez une telle douleur aux autres?

Lorsque l'aiguille des minutes eut fait quatre fois le tour du cadran, sans se presser, et qu'elle eut presque perdu connaissance, ils vinrent à nouveau fourrer leurs doigts en elle. Le moment était venu. Elle s'était ouverte de quatre centimètres. Mais ils avaient dû se tromper dans leurs calculs. Son corps était en morceaux, rien n'était plus en place.

On la fit asseoir sur un siège de travail, jambes écartées, le bas-ventre exposé à la vue de tous. Et on lui dit de pousser.

Elle essaya de faire ce qu'on lui disait, mais elle avait le sentiment que, si elle obéissait, elle allait se fendre en deux. Depuis le menton jusqu'à la nuque. Elle gémit et supplia qu'on lui épargne cette douleur, mais les autres étaient au service de cette force, eux aussi. Ils ne feraient rien pour lui venir en aide.

Soudain, elle les entendit dire qu'ils voyaient la tête. Il fallait qu'elle se retienne.

Une tête. Ils voyaient une tête. Une tête était en train de sortir d'elle.

Plus qu'une fois, Sibylla, et ce sera fini. Soudain, les cris d'un enfant percèrent le silence de la salle et la douleur perdit peu à peu de son intensité, l'abandonnant aussi vite qu'elle était venue.

Elle tourna la tête et aperçut une petite tête aux cheveux bruns qui disparaissait par la porte, dans les bras d'une infirmière.

L'aiguille des minutes fit encore un petit saut. De façon aussi régulière que si tout avait été normal.

Un être humain venait de sortir d'elle.

Un petit être humain, avec une petite tête affublée de poils bruns.

Il s'était mis à grandir en elle sans qu'elle lui en donne la permission et ne s'en était pas plus soucié quand il avait décidé de la déchirer afin de sortir.

La tête lourdement appuyée sur le dossier du siège de travail, les jambes toujours écartées, elle observa l'aiguille des minutes faire un pas de plus, dans sa marche à travers le temps.

Et elle se demanda pourquoi personne ne lui avait demandé la permission.

Les jours et les nuits passèrent, dans ce grenier glacial. Les grandes aiguilles firent un grand nombre de fois le tour du cadran blanc.

Elle avait trouvé une salle de douches pour laquelle il n'y avait pas besoin de clé et, chaque nuit, elle s'y glissait. Elle restait longtemps sous le jet d'eau chaude qui la dégelait lentement. Mais l'eau ne parvenait pas à lui rendre son courage.

Elle avait d'abord décidé de tout remballer et de quitter cet endroit, dès que son visiteur inattendu aurait disparu.

Mais pour aller où?

Elle n'en avait pas la moindre idée et cela l'avait incitée à rester.

Elle n'avait plus envie.

Advienne que pourra.

Elle prit cependant, à titre de précaution, la décision de mettre ses affaires derrière le pan de mur. Elle aurait plus loin à aller pour gagner la porte, mais elle risquait moins d'être prise au dépourvu.

Le troisième jour, il revint. Elle entendit la porte s'ouvrir et se fermer. Elle resta immobile et prêta l'oreille.

- Sylla?

C'était lui. Elle se détendit légèrement. Mais elle ne pouvait pas voir la porte, de là où elle était, et ne savait donc pas s'il était seul.

- Sylla. C'est Tabben... Enfin: Patrik. T'es là?

Elle passa la tête. Il l'aperçut et son visage s'éclaira. Il était seul.

- Merde alors. J'ai eu peur que tu sois partie.

Elle soupira et se leva.

- J'en ai eu l'intention, mais je n'ai pas tellement d'endroits où aller.

C'est alors qu'elle vit qu'il avait un tapis de sol en mousse sous le bras et un sac bien rempli sur le dos.

- Où est-ce que tu vas?

- Je viens ici.

- Ici?

- Oui. Je voudrais pieuter ici, si t'as pas d'objection.

Elle secoua la tête d'un air navré.

- Mais pourquoi?

- C'est super. Je veux savoir comment ça fait.

Elle poussa un soupir et regarda autour d'elle.

- Ce n'est pas un jeu, Patrik. Si je dors ici, moi, ce n'est pas parce que je trouve ça drôle.

- Pourquoi, alors?

Elle fut légèrement contrariée.

- Parce que je n'ai nulle part où aller.

Il laissa tomber son sac à dos sur le sol. Il avait dû se préparer à devoir la convaincre car, l'instant d'après, elle vit qu'il tenait un emballage à la main.

- Des côtes de porc. T'aimes ça?

Elle ne put s'empêcher de lui éclater de rire au nez. Il avait tout prévu: même de quoi acheter son accord. Il posa à nouveau sa question, la tête légèrement de côté.

- Alors, je peux... coucher ici cette nuit?

Elle écarta les bras en un geste d'impuissance.

- Je ne peux pas t'en empêcher, moi. Mais qu'est-ce que vont dire tes parents, si tu ne rentres pas chez toi?

- Bah...

Elle fut soudain prise d'inquiétude. Que leur avait-il dit, au juste?

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