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Pour bien montrer à quel point il se souciait peu du danger, il se mit à sauter à pieds joints. Elle posa la main sur son bras.

- Arrête. Ce serait pas drôle si tu passais à travers.

- Bah!

Il dégagea son bras mais cessa de sauter. Elle le regarda en silence pendant un moment. Sa soudaine apparition dans sa cachette constituait une menace. Toute la question était de savoir si c'était vraiment dangereux. Il fallait qu'elle parvienne à le savoir avant qu'il parte. Elle ramassa un vieux stencil bleuté sur le sol pour avoir l'air plus décontractée.

- Vous venez souvent ici?

Il attendit un peu trop longtemps avant de répondre.

- Parfois.

Il mentait, mais elle n'arrivait pas à déterminer pour quelle raison.

- T'es en quelle classe?

- En troisième.

- Et les autres, où est-ce qu'ils sont? Ils vont monter, aussi?

Il secoua la tête. Elle comprit alors qu'il était seul à venir là.

- Alors, c'est toi qui as défait les vis du cadenas?

Il prit sa respiration tout en répondant.

- Ouais.

Elle comprit qu'il était une ivraie comme elle, déjà exclu par la grande masse homogène.

- Tu te plais ici? Ça marche, à l'école? Il la regarda comme si elle était folle.

- Vachement, tiens!

Le langage de l'ironie. Elle l'avait déjà rencontré. C'était celui de tous les jeunes de l'époque, apparemment. En tout cas de ceux, très rares, avec lesquels elle avait eu l'occasion de parler.

Il donna un coup de pied dans un livre qui se trouvait à ses pieds. Celui-ci vint buter contre son tapis de sol et s'arrêta. Elle vit que c'était un manuel de mathématiques.

- Tu touches des allocs? demanda-t-il.

Elle secoua la tête. Il s'était déjà informé de ses futurs droits de SDF.

- Qu'est-ce que tu croûtes, alors? Me dis pas que tu vas fouiller dans les poubelles.

Il prit un air dégoûté, pour dire cela.

- Ça m'est arrivé.

- Bon sang, c'est dégueulasse.

- C'est ce qui t'arrivera à toi aussi, si c'est l'avenir que tu choisis.

- On peut avoir des allocs. Pour la bouffe et tout ça.

Elle n'eut pas la force de répondre. Elle aurait pu lui dire que, dans ce cas, il y aurait toujours des gens pour lui dire ce qu'il fallait qu'il fasse et ne fasse pas.

La cloche se mit à sonner, mais il ne bougea pas.

- Mais je sais pas vraiment. Je vais peut-être essayer de trouver un boulot à la télé.

- Tu ne retournes pas en classe?

Il haussa les épaules.

- Si, j'y vais, mais y a pas le feu.

Il poussa un soupir et fit quelques pas vers la porte. Elle ne savait toujours pas avec certitude s'il allait la dénoncer ou non. Cela commençait à devenir urgent et elle se rendit compte que le meilleur moyen d'en avoir le cœur net était de le lui demander.

- Tu vas rien dire, hein?

- À propos de quoi?

- De moi. Que je dors ici.

Apparemment, cela ne lui était même pas venu à l'idée.

- Pourquoi que je le ferais?

- Je sais pas, moi.

Il descendit les quelques marches menant à la porte.

- Comment tu t'appelles?

Il se tourna vers elle.

- Tabben. Et toi?

- Sibylla, mais on m'appelle Sylla. Et toi, ton petit nom, tu l'as choisi toi-même?

- Je me souviens plus, répondit-il, haussant les épaules.

Il avait posé la main sur la poignée de la porte.

- Mais ton vrai nom, c'est quoi?

- C'est p't-être Jeopardy ou quelque chose comme ça, répondit-il avec un geste de la main.

Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'il voulait dire.

- Je me demandais seulement.

Il poussa un soupir, lâcha la poignée de la porte, se retourna et la regarda.

- Patrik. C'est Patrik que je m'appelle.

Elle lui sourit et, après une seconde d'hésitation, il lui rendit son sourire. Puis il se retourna à nouveau et posa la main sur la poignée.

- Bye.

- Salut, Patrik. À bientôt, peut-être?

Mais il avait déjà disparu.

Bien entendu, on l'avait renvoyée à l'hôpital. Quelques heures après l'incident des légumes, une voiture était venue se ranger devant la maison. Une minute plus tard, la sonnette retentissait.

Lorsque Béatrice Forsenström alla ouvrir, Sibylla était déjà assise sur la plus haute marche de l'escalier, sa valise faite.

Personne ne prêta attention à elle.

- Merci d'être venus si vite.

Sa mère leur ouvrit la porte et les laissa entrer. Le plus jeune d'entre eux regarda autour de lui, de toute évidence impressionné par la splendeur du hall. Comme s'il se demandait comment on pouvait tomber fou dans une maison pareille.

Sa mère dispersa rapidement tous ses doutes.

- Je n'arrive plus à rien, avec elle. Elle est absolument impossible.

L'autre infirmier hocha gravement la tête.

- Pouvez-vous dire si elle est à nouveau en état de crise?

- Je ne sais pas. Elle ne cesse de proférer des accusations contre nous. Je sais qu'il ne faut pas la contrarier, mais...

Sa mère se mit la main devant les yeux. Sibylla entendit la porte du bureau s'ouvrir et, avant qu'il n'apparaisse sous la balustrade, elle reconnut le bruit des chaussons de son père sur le dallage. Il s'avança, la main tendue.

- Henry Forsenström.

- Hakan Holmgren. Nous sommes venus chercher Sibylla.

Il opina du chef.

- Oui, dit-il avec un soupir. Je crois que c'est ce qu'il y a de mieux à faire.

Sibylla se leva et commença à descendre l'escalier.

- Me voilà, je suis prête.

Tous les regards se braquèrent vers elle. Sa mère fit un pas vers son mari et il passa un bras protecteur autour de ses épaules. Peut-être avaient-ils peur que leur fille ne soit prise d'une crise d'une sorte ou d'une autre. Lorsqu'elle fut en bas de l'escalier, le petit groupe se dispersa pour la laisser passer. Une fois sur le perron, elle se retourna. Les deux hommes n'avaient pas bougé d'un pouce.

- Alors, qu'est-ce que vous attendez?

Celui qui répondait au nom de Hakan Holmgren fit un pas dans sa direction.

- Eh bien, on y va. Tu as tout ce dont tu as besoin?

Sibylla ne répondit pas. Elle leur tourna le dos et se dirigea vers la voiture qui était parquée devant le perron. Sans dire un mot, elle ouvrit la portière et s'assit sur le siège arrière.

Les autres ne vinrent la rejoindre qu'au bout d'un moment. Sans doute avaient-ils besoin d'un petit briefing, avant de partir.

Elle s'abstint de les regarder à nouveau.

Ils pouvaient dire tout ce qu'ils voulaient sur elle, là-bas, elle s'en fichait complètement.

Au bout de quelques jours, on lui donna une chambre particulière. Dès son arrivée dans le service, l'une des autres malades s'était avisée qu'elle était la Vierge Marie et qu'elle portait dans son ventre le nouvel Enfant Jésus. Elle pouvait penser ce qu'elle voulait, mais le personnel avait fini par se lasser d'entendre cette vieille femme parler sans cesse de la rémission des péchés et la meilleure solution avait alors été de donner une chambre à part à Sibylla. Celle-ci remercia intérieurement la vieille femme et referma la porte derrière elle avec gratitude.

Avant tout, elle désirait qu'on la laisse en paix.

Son ventre grossissait.

Parfois, une sage-femme venait y appliquer un cornet, afin de s'assurer que tout allait bien à l'intérieur. Ce devait être le cas, car elle ne revint pas très souvent. On lui donna à lire un livre sur la grossesse et les accouchements. Mais elle le fourra dans le tiroir de sa table de chevet à roulettes.

On la laissait maintenant se déplacer librement à l'intérieur de l'hôpital, car cela lui faisait du bien de bouger un peu. Chaque jour, elle passait une ou deux heures dehors. Le tour de la clôture, à lui seul, représentait une belle promenade. Les bâtiments de pierre blanche étaient en fait jolis à voir de l'extérieur, du moins de loin, et en fermant un peu les yeux elle pouvait croire qu'elle se trouvait dans le parc d'un château.

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