Литмир - Электронная Библиотека
A
A

- Tu as laissé les légumes, hier. Mais il est important que tu les manges.

- Pourquoi ça?

Sa mère se figea. Il lui fallut quelques secondes pour répondre.

- C'est important pour...

Elle se racla la gorge.

- ...pour l'enfant.

Ah bon. Pour l'enfant. Elle avait vraiment eu du mal à prononcer ce mot. Cela se voyait même de dos.

Sibylla sentit soudain la colère monter en elle.

- Et pourquoi est-il si important qu'il se porte bien?

Sa mère se retourna lentement.

- Ce n'est pas moi qui suis allée me faire faire un enfant. Alors, assume tes responsabilités.

Sibylla ne répondit pas. Elle aurait eu trop à dire.

Sa mère tenta de reprendre le contrôle d'elle-même. De toute évidence, elle n'était pas venue pour parler des légumes, c'était seulement un biais assez mal choisi. Sibylla la vit prendre son courage à deux mains pour dire ce qu'elle avait vraiment sur le cœur.

- Je veux que tu me dises qui est le père de l'enfant.

Sibylla ne répondit pas.

- Le type à la voiture? Ce Mikael Persson? C'est lui?

- C'est possible. Pourquoi? Quelle importance?

Elle ne pouvait pas s'en empêcher. Sa mère fit son possible pour rester maîtresse d'elle-même, mais Sibylla n'avait pas l'intention de lui venir en aide. Plus maintenant.

- Je veux que tu saches qu'il n'est plus à Hultaryd. C'est ton père qui était propriétaire du local et il a décidé de le faire démolir. Ce Mikael a quitté la ville.

Sibylla ne put s'empêcher de sourire. Non parce qu'on allait détruire le bâtiment de l'Association des jeunes amateurs d'automobiles, mais parce que, pour la première fois, elle osait se dire que sa mère était cinglée. Elle se croyait vraiment toute-puissante.

- Je voulais simplement que tu le saches.

De toute évidence elle avait maintenant dit ce qu'elle avait sur le cœur et s'apprêtait à quitter la pièce. Mais, alors qu'elle n'était encore qu'à mi-chemin de la porte, sa fille lui demanda.

- Pourquoi as-tu voulu avoir un enfant?

Béatrice Forsenström se prit le pied gauche dans le tapis. Elle se retourna. Soudain Sibylla vit quelque chose de nouveau dans les yeux de sa mère. Quelque chose qui n'y était pas auparavant. Qui ne s'y était jamais trouvé.

Elle avait peur.

Peur de sa propre fille.

- Parce que grand-mère voulait que vous en ayez un?

Sa mère resta sans rien dire.

- Tu es contente d'être mère? D'avoir une fille?

Elles se regardèrent. Sibylla sentit l'enfant bouger dans son ventre.

- Qu'est-ce qu'elle en pense, grand-mère, que je sois folle? Mais tu ne lui as peut-être rien dit?

Soudain la lèvre inférieure de sa mère se mit à trembler.

- Pourquoi est-ce que tu me fais ça?

Sibylla ironisa durement.

- Pourquoi est-ce que JE te fais ça? Mais c'est toi qu'es cinglée, merde!

La dureté de l'expression parut redonner son équilibre à Béatrice Forsenström.

- Surveille ton langage!

- Parle pour toi. Moi, je dis ce que je veux. MERDE. MERDE. MERDE.

Sa mère gagna la porte à reculons. Sans doute allait-elle courir appeler l'hôpital. Elle avait une folle à la maison.

- Alors, qu'est-ce que t'attends pour aller téléphoner? Comme ça tu seras débarrassée de moi une fois pour toutes.

Elle avait réussi à ouvrir la porte.

- Pendant ce temps, je vais manger mes légumes, pour ne pas que l'enfant en souffre, n'est-ce pas?

Béatrice lui lança un dernier regard d'effroi et disparut. Sibylla l'entendit descendre l'escalier à vive allure et elle se précipita dans le couloir sur ses talons. Elle la vit traverser le hall en direction du bureau de monsieur Forsenström.

- T'as oublié de répondre à ma question! lui cria-t-elle.

Elle n'obtint pas de réponse.

Sibylla rentra dans sa chambre et se dirigea vers le plateau. Carottes cuites et petits pois. Elle prit l'assiette à deux mains et la jeta dans la corbeille à papier. Puis elle sortit une valise et commença à la remplir.

Elle se réveilla en entendant ouvrir la porte. Avant qu'elle ait eu le temps de bouger, il avait monté les quelques marches et était resté quelques instants immobile, puis s'était remis à avancer.

Il ne l'avait pas vue.

Elle le regarda sans bouger un cil.

Blond, menu, avec des lunettes cerclées de métal.

Il monta sur la petite plate-forme située devant l'horloge et alla coller le visage contre le cadran. Il écarta les bras, ce qui, à contre-jour, lui donna l'air d'un Christ en croix pourvu d'antennes.

Il était midi moins deux.

Elle examina la situation.

Elle aurait le temps de gagner la porte avant lui, mais alors il lui faudrait abandonner ses affaires.

Il était en équilibre assez instable, sur cette petite plate-forme. S'il basculait vers l'avant, il risquait de passer à travers le cadran de l'horloge.

Les secondes passèrent. La plus grande des antennes de Jésus fit un bond.

Elle osait à peine respirer, de crainte de bouger.

Pour finir, il baissa les bras et les laissa retomber le long de son corps. L'instant suivant il se retourna et l'aperçut.

Elle vit qu'il prenait peur. Mais il n'avait pas seulement peur: il était également gêné que quelqu'un l'ait observé.

Ils ne dirent rien, ni l'un ni l'autre, mais ne se lâchèrent pas du regard. Elle ne parvenait pas vraiment à distinguer ses traits, car le contre-jour les rendait indistincts.

Comment diable allait-elle se tirer de cette situation? Il n'avait pas l'air très costaud et il ne fallait sous aucun prétexte qu'il puisse quitter le grenier sans qu'elle lui ait parlé. Elle se mit lentement sur son séant. Debout, elle pourrait peut-être avoir l'air menaçante.

- Qu'est-ce que tu fais? demanda-t-elle prudemment.

Il ne répondit pas immédiatement, mais elle vit qu'il baissait légèrement sa garde.

- Rien de particulier.

- Hm. Pourtant, ça avait l'air dangereux, vu d'ici.

Il haussa les épaules.

- Et toi, alors? Qu'est-ce que tu fais ici?

C'est vrai. Qu'est-ce que je fais ici?

- Je me reposais un peu, c'est tout.

Ce n'était pas un mensonge, au moins.

- T'es SDF ou quoi?

Elle eut un petit sourire. Il ne s'embarrassait pas. En général, les gens disaient les choses moins carrément.

- Je ne couche pas dehors, n'est-ce pas?

- Non, mais je veux dire: t'as pas de maison, d'endroit où habiter?

Pourquoi le nier? Il n'y avait guère d'autre explication plausible à sa présence en cet endroit.

- Peut-être bien, en effet.

Il descendit de la plate-forme.

- Cool. Moi aussi, je serai SDF, quand j'aurai fini d'aller à l'école.

- Pourquoi ça? demanda-t-elle en le regardant.

- C'est super. Personne se mêle de vos affaires ou vous dit quoi faire.

Ah oui, c'était également une façon de voir les choses.

- Mais tu peux aussi trouver d'autres buts qui vaillent la peine, dans la vie.

- Tu crois! ricana-t-il.

Elle ne savait toujours pas s'il se moquait d'elle ou non.

- T'es camée, aussi?

- Non.

- Ah, je croyais que tous les SDF l'étaient. Que c'était parce qu'ils étaient drogués qu'ils étaient SDF. C'est ce que dit ma mère, en tout cas.

- Les mères ne savent pas tout.

- Non, je sais.

Il pouffa légèrement en disant cela et elle put ainsi constater qu'il n'avait plus peur. Il approcha d'elle et elle se leva.

- C'est tout ce que tu possèdes, ça?

- Oui, on peut le dire.

Il parcourut des yeux le tapis de sol et le sac à dos. Elle suivit son regard. Il avait l'air assez impressionné.

- Supercool!

C'était pour elle une expérience assez étrange que d'être, pour une fois, considérée comme un modèle de vie, mais elle estima qu'ils avaient assez parlé d'elle.

- Et toi, qu'est-ce que tu fais ici? Tu ne sais pas que le plancher peut s'effondrer?

- Ouais! C'est vachement dangereux!

26
{"b":"156032","o":1}