Ce n'était plus comme la dernière fois qu'elle était venue. Il devait y avoir six ou sept ans de cela et des travaux avaient été effectués. Elle s'en était rendu compte dès l'escalier. La dernière fois, ce grenier était plein de vieilleries et de bric-à-brac, mais on avait sans doute dû le débarrasser à cause de l'état du plancher. Il ne restait plus que des manuels scolaires oubliés dans un coin. Elle se souvenait aussi que, la fois précédente, c'était l'été et que la chaleur était étouffante, sous les toits. Peut-être était-ce pour cela que l'endroit était tombé dans l'oubli?
Cette fois, elle ne serait pas dérangée par la chaleur, ce serait plutôt le contraire.
Mais l'horloge était toujours à sa place.
Cette horloge était énorme, vue de l'intérieur. Deux lampes éclairaient son cadran. Elles avaient été installées depuis sa dernière visite. L'horloge ne marchait pas, à cette époque. Mais elle avait déjà pu voir l'aiguille des minutes avancer. Cela lui inspira quelques secondes d'inquiétude, à nouveau. À quel intervalle fallait-il régler ce genre de grosse horloge?
Elle écarta cette pensée. Si elle déballait ses affaires le long du mur opposé, elle aurait le temps d'aller se cacher si, contre toute attente, quelqu'un arrivait de façon inopinée.
Elle déroula son tapis de sol et son sac de couchage. Puis elle accrocha sa culotte et sa serviette encore humides à un fil électrique. Au cours de la nuit, quand l'école serait déserte, elle se mettrait en quête du vestiaire du personnel et prendrait une douche. Elle en profiterait pour faire à nouveau un peu de lessive, car, si elle laissait ce linge s'imprégner d'une odeur de moisi, elle ne pourrait plus l'utiliser.
Elle se sentait toujours aussi sale. Les mains de Thomas lui faisaient encore l'effet d'une membrane gluante sur sa peau, bien qu'elles fussent loin, désormais. Elle se demanda s'il était réveillé et s'il s'était aperçu qu'elle n'était plus là. Et ce qu'il ferait quand il s'en aviserait.
Elle était où elle voulait être.
Dissimulée dans un grenier.
Offensée, calomniée et anéantie.
Au cours de ces années, elle avait eu bien des excuses pour abandonner la lutte. Mais quelque chose l'avait toujours amenée à continuer. Peut-être disposait-elle d'une raison suffisante, désormais? Peut-être même cela lui paraîtrait-il bon? La preuve définitive qu'elle était vraiment une erreur de la vie.
Elle entendit le brouhaha des élèves, en bas. Cela lui rappela des mauvais souvenirs: les sarcasmes et moqueries qu'elle avait dû endurer.
Mais peut-être était-ce eux qui avaient raison, en définitive?
Peut-être sa faiblesse était-elle perceptible dès sa jeunesse? Après, ils n'avaient plus eu qu'à suivre leur instinct. Tout le monde avait compris dès le début qu'elle n'était pas faite pour participer aux jeux et aux activités des autres. Tout le monde sauf elle, et il avait fallu le lui apprendre. La lutte qu'elle s'était obstinée à mener pour quelque chose de mieux n'était peut-être qu'une façon de se procurer clandestinement un répit qui ne lui était pas destiné, en fait. Heino, elle et les autres étaient peut-être faits pour constituer la lie de la société. Pour que le citoyen moyen puisse se sentir satisfait de son existence, par comparaison. Évaluer son degré de réussite à l'aune de leur échec.
Cela pouvait toujours être pire.
Peut-être étaient-ils là afin d'équilibrer le corps social? De séparer le bon grain de l'ivraie dès le début. Pour qu'ils s'habituent à ne pas trop en demander, par la suite.
Elle s'allongea sur son tapis de sol. Une cloche sonna et le silence se fit dans le bâtiment.
Ce serait trop facile de se contenter d'abandonner. D'accepter de faire partie de l'ivraie et de se laisser aller. Elle n'avait pas l'intention de se livrer à la police, jamais de la vie, mais il y avait d'autres façons de renoncer.
Et si elle n'avait pas la force d'aller jusqu'au pont de l'Ouest, pour se jeter de là-haut, il y avait d'autres façons de régler le problème, dans ce grenier.
Deux semaines plus tard, elle avait pu rentrer chez elle. Le silence était oppressant, dans la grande maison. Gun-Britt avait été renvoyée et Sibylla soupçonnait que c'était parce que sa mère ne supportait pas la honte que suscitait le ventre de plus en plus proéminent de sa fille. Les yeux qui n'étaient pas absolument nécessaires ne devaient pas le voir.
Les sorties lui étaient rigoureusement interdites. Elle avait seulement le droit d'aller dans le jardin après la tombée de la nuit - en restant du bon côté de la clôture, bien entendu.
Son père ne sortait guère de son bureau. Elle entendait parfois le bruit de ses pas sur le dallage, en bas de l'escalier.
Quant aux repas, elle les prenait dans sa chambre. C'était elle-même qui en avait décidé ainsi, après avoir dû, juste après son retour à la maison, subir le mutisme - très parlant à sa façon - d'un repas en compagnie de ses parents. Pouvait-elle vraiment leur en vouloir, d'ailleurs? Elle avait été le contraire de ce qu'ils attendaient d'elle. Non pas cet être exemplaire qu'ils pourraient exhiber fièrement et qui aurait été la preuve définitive de la supériorité de la famille Forsenström, mais une honte, un échec complet qu'il fallait dissimuler aux yeux des habitants de Hultaryd, qui n'auraient été que trop contents de pouvoir en faire des gorges chaudes.
Non, elle préférait manger seule dans sa chambre.
Elle ne pensait plus tellement à Micke. C'était un rêve qu'elle avait fait et rien d'autre. Quelqu'un qu'elle avait rencontré à une autre époque. Il n'existait plus.
Rien de ce qui existait jadis n'existait plus, d'ailleurs.
À partir de maintenant, tout était différent.
Elle avait été atteinte de démence.
Elle était une autre. Quelqu'un qui avait été malade de la tête. Rien ne serait plus comme avant. Elle avait vécu des choses qu'elle ne pourrait plus partager avec personne. Nul ne comprendrait. Nul ne voudrait comprendre.
Mais, quelque part au fond d'elle-même, elle avait le sentiment d'une injustice. Il grandissait de jour en jour et avait fini par s'emparer totalement d'elle.
Elle ne voulait plus vivre là.
Si elle le pouvait, elle les quitterait volontiers.
Ils faisaient porter toute la faute sur elle et elle n'avait pas de plus cher désir que d'échapper à leurs regards déçus. Au lieu de cela, elle était prisonnière, avec son ventre qui grossissait, et elle n'en finissait pas d'attendre.
D'attendre quoi?
Qu'est-ce qu'elle attendait, au juste?
Elle était tel un outil dépourvu de volonté, en train de réaliser le vœu de deux futurs parents inconnus.
Avec son corps.
D'un seul coup, on se souciait beaucoup de sa santé. Sa mère elle-même faisait de son mieux. Ce ventre proéminent était un abri derrière lequel se cacher. Mais que se passerait-il lorsqu'elle n'en disposerait plus?
Qu'adviendrait-il d'elle?
Donner en adoption.
L'expression était parfaitement hypocrite. On ne donnait pas, on se débarrassait. Quant à l'adoption, c'était un mot aussi vide de sens que pourcentage ou démocratie.
Ce mot était dépourvu de valeur, de contenu.
Elle allait donner à d'autres ce qui était venu s'installer dans son corps et faisait grossir son ventre. Quand elle était assise, ou couchée sur son lit, elle sentait l'enfant bouger en elle. Il donnait des coups de pied contre sa peau tendue, comme s'il voulait rappeler son existence.
On frappa à la porte.
Sibylla tourna la tête et vit sur le réveil qu'il était l'heure du repas.
- Entre.
Sa mère entra avec un plateau qu'elle posa sur le bureau. Sibylla comprit aussitôt qu'elle avait quelque chose sur le cœur. En général, la dépose du plateau se passait très vite, mais, cette fois, sa mère s'attardait dans la chambre et se donnait même le mal de remettre la nappe en place.
Sibylla était en train de lire sur son lit. Elle se mit sur son séant et observa le dos de sa mère.