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Elle n'eut pas le courage d'en lire plus et tourna la page. La première chose qu'elle vit alors fut un dessin représentant son propre visage et lui ressemblant à un point qui avait tout pour l'inquiéter. Apparemment, le serveur avait bonne mémoire et Hjelm avait pu compléter ses dires en ce qui concernait ses cheveux, puisqu'il l'avait vue sans perruque, lui.

Mais cela n'allait plus servir à grand-chose.

Bon sang de bordel de merde.

Comment était-ce possible?

La police ne dispose toujours d'aucune piste en ce qui concerne Sibylla Forsenström, mais elle s'efforce d'obtenir des renseignements parmi les marginaux de Stockholm. Elle a recueilli divers témoignages selon lesquels la jeune femme aurait été vue à la gare centrale de la capitale, entre autres endroits, ainsi que près de jardins ouvriers du quartier de Söderhamn. Après le meurtre de Västervik, un mandat d'arrêt national a été lancé contre elle. D'après une source non confirmée, elle aurait déposé, près des cadavres, un message à caractère religieux dans lequel elle revendiquerait la responsabilité de ces meurtres. Mais on ignore toujours le mobile de ces actes.

Elle dut se lever pour vomir dans le lavabo. Comment diable un peu de teinture pourrait-il lui permettre d'échapper au filet, alors que toute la police de Suède était maintenant à ses trousses et la soupçonnait non seulement d'être une meurtrière, mais également de dépecer les cadavres?

Son corps était encore agité de soubresauts, bien qu'elle n'eût plus rien à vomir. Elle tenta de boire un peu d'eau. Mais, au même moment, on frappa à la porte.

- Vous avez bientôt fini?

Elle se regarda dans la glace. Son visage était couleur de cendre et ses mèches noires se dressaient sur sa tête. Jamais elle n'avait autant ressemblé à une droguée.

- Je suis sous la douche.

Elle ferma les yeux et pria Dieu que l'homme qui se trouvait à l'extérieur se contente de cette réponse et aille prendre sa douche dans la cabine d'à côté. Mais pourquoi changerait-il d'avis?

- Si vous voulez bien vous dépêcher. L'autre cabine est occupée, elle aussi.

- Oui, oui.

Le silence retomba. Elle sortit son nécessaire à maquillage de son sac à dos et se mit du rouge sur les joues et sur les lèvres. Cela n'arrangeait certes pas son portrait, mais elle s'était donné tout le mal qu'elle pouvait.

Elle prit un peu de papier de toilette pour nettoyer le lavabo des restes de banane qu'elle avait rendus. Puis elle colla l'oreille à la porte et écouta. Tout ce qu'elle entendait, c'était le tambour du séchoir qui tournait, dans la pièce voisine. Elle n'avait pas le choix. Plus elle aurait l'air honteuse, plus on aurait de raisons de la soupçonner de quelque chose. Elle déverrouilla donc la porte d'un geste décidé, avant de l'ouvrir.

- Ce n'était pas pressé à ce point-là. Mais merci quand même.

L'homme était assis par terre, en train de lire. Il se leva en entendant la porte s'ouvrir. Sibylla esquissa un sourire. Elle vit qu'il s'étonnait de son sac à dos.

- Ma lessive, expliqua-t-elle.

Il opina de la tête. Elle tenait à la main le morceau de bois auquel était fixée la clé et fit un pas en direction de la porte de la buanderie. Sa main tremblait et elle eut du mal à glisser la clé dans la serrure.

- Vous êtes nouvelle dans l'immeuble?

La porte s'ouvrit enfin. Pour ne pas avoir à affronter son regard, elle se dirigea aussitôt vers le séchoir.

- Oui.

- Enchanté de faire votre connaissance, alors.

Va prendre ta douche, avant que je te fiche sur la gueule, espèce de...

Elle ouvrit le séchoir et sortit sa culotte et sa serviette. Du coin de l'œil, elle vit qu'il se retournait, avant d'entrer dans la cabine. Aussi rapidement qu'elle le put elle fourra sa lessive seulement à moitié sèche dans son sac à dos et le hissa sur son épaule. Quand elle pivota sur ses talons pour sortir, elle vit qu'il s'était retourné à nouveau et la regardait. Il tenait le journal dans sa main gauche. Elle se figea aussi brusquement que si elle avait mis le pied dans du béton frais.

Pendant un instant, il eut l'air un peu perplexe. Puis il lui tendit le journal.

- Pas de panique. Vous avez seulement oublié ça.

La fête de Noël de l'année. Celle de ses dix-sept ans.

La table d'honneur.

Elle avait demandé à ne pas y aller. Sa mère avait eu un haut-le-corps, sous le coup de la surprise.

- Tu ferais bien de sortir un peu. Cela fait des mois que tu restes enfermée.

C'était exact. Cela faisait soixante-trois jours et neuf heures qu'elle n'avait pas vu Micke. Gun-Britt allait la chercher tous les jours à la sortie du lycée, à Vetlanda, dans la Renault. Et elle n'avait plus le droit de sortir seule, pour cause de confiance abusée.

- Je ne veux pas.

Sans rien dire, sa mère gagna la penderie et ouvrit la porte pour en extraire une tenue convenable à l'intention de sa fille.

- Pas de bêtises. Bien sûr que tu vas venir.

Sibylla s'assit sur le lit et observa sa mère en train de fouiller parmi ses vêtements.

- Je viens si je peux être à la table des jeunes.

Béatrice Forsenström resta muette de stupeur devant la violence de cet ultimatum.

- Et pour quelle raison veux-tu y être, si je puis me permettre?

- Pour être avec ceux de mon âge.

Sa mère avait une curieuse expression sur le visage, lorsqu'elle se retourna pour la regarder. Sibylla sentit son cœur battre. Elle avait pris sa décision. Maintenant, elle avait Micke. Elle n'était plus seule. Dans six mois, elle aurait dix-huit ans et elle pourrait agir à sa guise. En attendant, elle était décidée à vendre chèrement sa peau.

- Sinon, je ne viens pas.

Sa voix n'avait même pas tremblé. Sa mère n'en croyait pas ses oreilles. Elle-même non plus, d'ailleurs. Mais elle s'inquiétait de ne pouvoir interpréter l'expression du visage de sa mère. Un rien de crainte se glissa sous sa peau, une vague sensation de peur.

- Tu sais que, pour ton père et pour moi, c'est la soirée la plus importante de l'année et c'est ainsi que tu te comportes. Pourquoi ne penses-tu jamais aux autres?

L'horloge déchira le silence.

Sibylla était sur le point de déclencher un tremblement de terre et il ne pouvait régner le moindre doute quant à l'identité de la victime de celui-ci. Elle fut soudain prise de panique. Cette peur se vit peut-être sur son visage, car sa mère profita de l'occasion pour mettre fin à la conversation.

- Nous en reparlerons quand nous reviendrons.

Et, sur ces mots, elle quitta la chambre.

Une nouvelle fois, elle venait de réduire en miettes la volonté de Sibylla.

Le chef des ventes à gauche.

Monsieur Forsenström à la place d'honneur.

Assise non loin de lui, Sibylla avait un sentiment étrange, dans sa belle robe. La pièce lui donnait l'impression de tourner. Les bruits lui parvenaient par vagues et elle réussissait seulement à distinguer ce que disaient ceux qui se trouvaient près d'elle. Des bouffées de colère à l'encontre de sa mère montaient en elle comme des poignées de châtaignes électriques et elle s'étonnait qu'elles ne renversent pas les verres placés entre elles. Elle n'avait encore pas touché à ce qu'on lui avait servi, alors que les autres avaient presque fini. Sa mère souriait à tous les convives et trinquait avec eux, mais, chaque fois que leurs regards se croisaient, ses lèvres se creusaient d'un pli d'amertume, comme si elles étaient incapables de résister à la loi de la pesanteur.

C'est à ce moment précis, alors qu'elle se demandait quelle forme allait prendre la punition, cette fois, qu'elle eut le sentiment que cela suffisait vraiment, désormais. Une colère depuis longtemps contenue l'envahit. Cette femme assise presque en face d'elle et qui la maintenait captive de sa propre existence se changea soudain en un monstre d'absurdité. Elle était certes née de son corps. Et après? Ce n'était pas elle qui l'avait voulu. La raison pour laquelle Dieu avait fait en sorte que cette femme ait un enfant paraissait mystérieuse. Ce que sa mère avait désiré, c'était un signe extérieur de la supériorité de la famille Forsenström prouvant que tout était comme il fallait. Mais rien n'était comme il fallait. Sibylla comprit soudain que sa mère prenait du plaisir à ce jeu raffiné d'obéissanceréprimande-punition dont elle avait fait l'une des règles d'or de son foyer et au sentiment que Sibylla lui appartenait et qu'elle pouvait faire d'elle ce qu'elle voulait. Qu'elle était maîtresse de sa peur.

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