- Eh bien, comment cela marche-t-il, à l'école, en ce moment.
Le chef des ventes lui posait la même question tous les ans et la réponse ne l'intéressait pas plus, à vrai dire, que la saleté qu'il pouvait avoir sous la semelle de ses chaussures.
- Pas mal, merci, répondit-elle à haute et intelligible voix. On passe son temps à baiser et à picoler.
Il opina tout d'abord du chef de façon mécanique, mais, l'instant d'après, le contenu véritable de la réponse réussit à se frayer un chemin jusqu'à sa cervelle. Il regarda autour de lui pour savoir s'il avait bien compris. Un silence pesant s'était abattu autour de la table, sur l'estrade. Son père la regardait comme s'il ne savait pas ce que voulait dire le verbe baiser et le visage de sa mère était violet. Sibylla se sentait parfaitement calme. Mais tout tournait autour d'elle. Devant elle se trouvait le verre à digestif du chef des ventes, qui venait d'être rempli. Elle le prit et le leva en direction de sa mère.
- À la tienne, maman! Tu voudrais pas monter sur une chaise et nous chanter un cantique de Noël? Ça serait drôlement chouette, vous trouvez pas?
Elle avala d'un trait le contenu du verre. Un silence de mort régnait maintenant dans la salle. Elle se leva de son siège.
- Hein? Qu'est-ce que vous en dites? Ça serait chouette si la petite Béatrice poussait la ritournelle, pas vrai?
Il n'y avait pas une paire d'yeux, dans la salle, qui ne fût braquée sur elle.
- Eh bien, quoi: tu veux pas? Bon, aucune importance: prends la chanson de corps de garde que t'aimes bien chanter dans la cuisine, le soir.
Son père sortit enfin de sa torpeur et sa voix de stentor retentit dans la salle.
- Bon, ça suffit. Assieds-toi, maintenant.
Elle se tourna vers lui.
- C'est à moi que tu parles? Ah oui, c'est vrai, c'est toi qu'es mon père, hein? Il me semblait bien t'avoir déjà vu à la table du dîner. Je m'appelle Sibylla, si tu veux savoir.
Il la regarda, bouche bée.
- Bon. Si vous continuez à faire des tronches pareilles, je m'en vais, moi. Passez une bonne soirée.
En refermant la porte derrière elle, elle eut le sentiment de respirer vraiment pour la première fois de sa vie.
Elle avait jeté le journal dans la première corbeille à papier de la station de métro de Ropsten. Pour ne pas risquer d'attirer l'attention sur elle, elle n'avait pas osé se faufiler sur le quai à partir de celui du train de Lidingö et avait à nouveau fait preuve d'honnêteté en sortant un billet de vingt couronnes de sa pochette.
Ce jour-là, elle avait plus rapporté à la compagnie des transports de Stockholm que depuis près de quinze ans.
Il était onze heures et demie et il n'y avait pas beaucoup de monde dans la rame. Lorsqu'elle s'enfonça dans le tunnel, Sibylla vit le reflet de son visage dans la vitre: c'était celui d'une étrangère. Cela lui vaudrait sans doute un peu de répit. Le temps de trouver comment se sortir de là, au moins.
En premier lieu, il fallait qu'elle aille chercher son argent dans sa boîte postale, afin de remettre aussitôt, jusqu'au dernier centime, ce qu'elle avait prélevé sur sa réserve. Cela, en tout cas, personne ne pourrait le lui prendre.
Sa boîte postale.
Bon sang de merde.
Elle eut à nouveau l'impression de prendre une poignée de châtaignes. C'était se jeter dans la gueule du loup. Comment avait-elle pu être assez bête pour ne pas y penser? À l'heure qu'il était, il était fort probable que la police ait pris connaissance de son unique point fixe dans l'existence. Son numéro figurait naturellement dans le seul registre où ils avaient pu trouver son nom. Ils le connaissaient forcément.
La simple idée qu'elle ne pourrait plus aller chercher son argent, à l'avenir, l'emplit d'une colère folle.
Elle serra les poings et sentit la peur fondre en elle. Ils n'avaient pas le droit de lui faire cela. Le seul fait de publier son nom dans les journaux était sûrement contraire à toutes les règles. Si elle avait été une personne respectable, vivant en fonction des normes reconnues, elle n'aurait jamais été exposée de la sorte.
Elle n'avait jamais rien demandé à la société et avait bien l'intention de continuer.
Alors, elle n'allait plus se laisser faire.
Désormais, c'était la guerre.
Le bateau de Thomas était amarré à l'autre bout de la ville. Elle était descendue du métro à la station de Hornstull et se trouvait maintenant sur le pont séparant Söderhamn de l'île de Langholmen. Thomas était la seule personne en qui elle eût assez confiance pour lui demander de l'aide. Dix ans plus tôt, avant qu'il n'hérite de ce bateau, ils avaient vécu ensemble dans une caravane parquée dans une zone industrielle. La police venait de temps en temps leur signifier un arrêt d'expulsion, mais ils se contentaient de déplacer le véhicule de quelques mètres, à la main, et d'attendre la prochaine descente de flics. Dans l'ensemble, d'ailleurs, on les avait laissés en paix.
Il n'avait jamais été question d'amour, entre eux, plutôt de désir de compagnie et d'amitié. C'était tout ce qu'ils avaient pu se donner et, à cette époque, cela leur avait suffi.
Tout d'abord, elle ne put retrouver le bateau. Cela faisait plusieurs années qu'elle n'était pas venue par là. Mais, en revenant sur ses pas, elle le vit amarré contre un navire de guerre à la coque grise, comme toujours. Apparemment, il n'y avait pas beaucoup de place, à cet endroit.
Elle ôta son sac à dos et le posa sur une palette qui traînait par là, pour ne pas que le fond soit mouillé.
Soudain, elle fut prise d'hésitation.
Maintenant qu'elle était là, elle n'était plus aussi sûre de son fait. Elle savait que Thomas était digne de confiance, mais seulement quand il était sobre. Dès qu'il avait bu un coup, il n'était plus le même. Elle en portait encore les traces sur le corps. Elle respira profondément et serra les poings pour tenter de retrouver l'énergie qui avait été la sienne, dans le métro, peu auparavant.
- Thomas!
Elle regarda autour d'elle. Le quai était désert.
- Thomas! C'est moi, Sibylla.
Une tête pointa par-dessus la lisse du bateau de l'armée. Elle eut peine à le reconnaître. Il s'était laissé pousser la barbe. Il eut l'air perplexe, tout d'abord, puis son visage se fendit d'un sourire.
- Merde alors! Ils t'ont pas encore mis le grappin dessus, on dirait?
Elle ne put s'empêcher de lui rendre son sourire.
- Tu es seul?
- Bien sûr que oui.
Il ne lui fit pas signe de monter à bord. Pourtant, elle était sûre qu'il était sobre, elle le connaissait assez pour cela.
- Je peux venir?
Il ne répondit pas aussitôt, se contentant de la regarder et de lui sourire.
- C'est peut-être un peu risqué, non?
- Arrête. Tu sais bien que c'est pas moi.
Le sourire se fit plus large.
- Allez, monte. Mais attention: faut laisser les couteaux au vestiaire, avant de monter à bord.
Son visage disparut dans les profondeurs du bateau et elle prit son sac à dos. Thomas était un ami. Peut-être le seul qu'elle eût. En ce moment, cela importait plus que tout.
Il avait laissé l'écoutille ouverte et elle lui passa son sac à dos avant de descendre l'échelle.
La cale du bateau avait été transformée en un mélange d'atelier de menuiserie et de local d'habitation. Le sol était couvert de sciure et de petits morceaux de bois et semblait ne pas avoir été nettoyé depuis des dizaines d'années.
Cela tendait à prouver qu'il n'y avait pas de femme à bord, pour l'instant. Tant mieux.
Il suivit son regard, qui faisait le tour de l'endroit.
- Ça n'a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que t'es venue.
- Non. C'est toujours aussi bordélique.
Il ricana et se dirigea vers une machine à café, dans ce qui était censé être la cuisine. Une table, trois chaises dépareillées, un réfrigérateur et un four à micro-ondes. Mais pas de bouteilles vides. Tant mieux également.