Elle ne voulait pas le faire.
Mais elle savait qu'elle était obligée.
Les salauds.
Avant de descendre de l'autobus, elle fourra le journal dans son sac.
Sur le chemin de Nimrodsgatan, elle entra dans un magasin Konsum et acheta un flacon de teinture pour cheveux. C'était la deuxième fois qu'elle prélevait sur son trésor. Mais, dès qu'elle aurait retiré son argent à la poste, elle remettrait ce qu'elle avait pris.
L'immeuble locatif de Nimrodsgatan était pour elle, et pour bien d'autres dans sa situation, une véritable providence. Le genre de trésor dont on se gardait bien de parler, parmi les gens comme elle. Un jour, elle avait dû payer pour avoir eu la langue trop bien pendue.
Mais pas en argent.
La porte d'entrée de l'immeuble était ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les appartements ne disposaient pas de douches et c'était la raison pour laquelle il en avait été installé au sous-sol. Bien carrelées et avec de l'eau chaude et du papier hygiénique à volonté.
Elles étaient certes fermées à clé, mais elle était une des rares à savoir où était cachée la clé de secours. À mi-chemin de l'escalier descendant au sous-sol, près de la porte donnant accès à ce havre, il y avait une vieille trappe en fer. Derrière celle-ci, les locataires avaient déposé une clé de secours fixée à un morceau de bois de cinquante centimètres de long, pour que personne ne l'emporte par mégarde.
Cette clé valait son pesant d'or, sinon plus.
Une fois à l'intérieur, on pouvait fermer derrière soi.
Et être tranquille.
Elle fit d'abord couler de l'eau dans le lavabo des toilettes et mit sa culotte à tremper. En guise de lessive, elle versa quelques gouttes de shampooing. Puis elle ôta tous ses vêtements et tourna le robinet d'eau chaude de la douche. Elle avait de la chance. Quelqu'un avait oublié un flacon de savon liquide.
Elle ferma les yeux, mais la seule chose qu'elle vit fut l'image de la page de journal de l'autobus.
Quand est-ce que cela s'arrêterait?
Quand son cauchemar prendrait-il fin?
La femme du Grand Hôtel frappe à nouveau meurtre rituel à Västervik
- Depuis combien de temps est-ce que cela dure?
Pour une fois, c'était son père qui lui adressait la parole.
Sibylla avala sa salive. La table dansait toujours.
- Quoi?
Béatrice Forsenström pouffa.
- Ne fais pas l'idiote, Sibylla. Tu sais très bien de quoi nous parlons.
Elle le savait, en effet. Quelqu'un avait dû la voir dans la voiture de Micke.
- On s'est rencontrés au printemps dernier.
Ses parents se regardèrent par-dessus la table. On aurait dit qu'ils étaient reliés par des élastiques.
- Comment s'appelle-t-il?
C'était à nouveau son père qui lui posait cette question.
- Mikael. Mikael Persson.
- Est-ce que nous connaissons ses parents?
- Je ne crois pas. Ils habitent Värmamo.
Un instant de silence dont Sibylla tenta de jouir pleinement.
- Et qu'est-ce qu'il fait, à Hultaryd? Je suppose qu'il a un métier.
Sibylla hocha la tête.
- Il est mécanicien. Il est incollable dans son domaine.
- Ah bon.
Ses parents se regardèrent à nouveau. Les élastiques verts et rouges qui les reliaient semblaient ne faire que croître en nombre. Mais ils n'avaient plus de visage. Sibylla baissa les yeux vers la table.
- Nous ne voulons pas que notre fille se promène dans une voiture de voyou.
C'est ainsi qu'ils qualifiaient une De Soto Firedome modèle 59.
- Nous ne voulons pas que tu fréquentes qui que ce soit parmi ce genre de garçons.
Sibylla eut l'impression que sa tête pesait soudain du plomb et se mettait à tomber de côté sans qu'elle puisse la retenir.
- C'est mes copains.
- Tiens-toi bien, quand on te parle!
Sa tête se redressa automatiquement mais son cou n'avait plus la force de la tenir droite. Elle retomba en arrière et alla cogner contre le dossier de sa chaise.
- Mais enfin, Sibylla, qu'est-ce qui te prend? Qu'est-ce qui se passe?
Sa mère s'était levée de table et, du coin de l'œil, Sibylla la vit s'approcher d'elle. Sa tête était comme collée au dossier de la chaise. Au moment où sa mère arriva près d'elle, elle sentit que sa tête glissait sur le côté et que son corps la suivait dans sa chute.
- Sibylla? Comment ça va, Sibylla?
Elle était allongée sur quelque chose de moelleux et c'était la voix de sa mère qu'elle entendait. Quelque chose de froid et d'humide était posé sur son front et elle ouvrit les yeux. Elle était couchée dans son lit et sa mère était assise sur le bord de celui-ci. Son père était debout au milieu de la pièce.
- Tu nous as fait peur, ma petite.
Sibylla regarda sa mère.
- Pardon.
- On parlera de ça plus tard.
Henry Forsenström s'approcha du lit.
- Comment vas-tu? Veux-tu qu'on appelle le docteur Wallgren?
Sibylla secoua la tête. Son père hocha la sienne pour signifier qu'il avait compris et quitta sa chambre. Sibylla regarda sa mère.
- Je veux dire: pardon de m'être évanouie.
Béatrice ôta la compresse de son front.
- On ne peut rien à ce genre de chose, Sibylla, et il n'y a pas de quoi demander pardon. Mais, pour le reste de ce que nous disions, il en sera comme ton père et moi t'avons dit. Il ne faut plus que tu ailles là-bas.
Sibylla sentit qu'elle était sur le point de se mettre à pleurer.
- Sois gentille, maman.
- Inutile de nous faire une scène. C'est pour ton propre bien, tu le sais.
- Mais ce sont mes seuls amis.
Sa mère se redressa. Sibylla sentit que sa patience était à bout et qu'il n'était pas question de discuter.
Pas plus que d'autre chose, d'ailleurs.
Une bonne douche, en paix, était pour elle la meilleure façon de retrouver le goût de vivre.
Mais, cette fois-là, elle ne servit à rien.
En sortant de la douche et en s'essuyant, elle se sentit encore plus découragée qu'auparavant. Comme si l'espoir avait été évacué avec l'eau sale.
Elle essora sa culotte maintenant propre et gagna la buanderie, de l'autre côté du couloir. La clé y donnait également accès. Elle plaça sa culotte et sa serviette dans un séchoir qu'elle mit en marche et s'enferma ensuite dans la douche pour s'occuper de sa nouvelle coiffure.
Elle coupa ses cheveux, qui lui arrivaient aux épaules, et ils tombèrent sur le sol. Elle eut du mal à les égaliser sur la nuque et elle comprit que, plus elle les raccourcirait, plus elle aurait de difficultés à faire son petit numéro de charme pour se procurer une nuit gratuite à l'hôtel, à l'avenir.
Mais, en fait, cette possibilité n'existait déjà plus.
Elle suivit les instructions figurant sur le flacon de teinture et appliqua le produit sur ce qui lui restait de cheveux. Une fois que ce fut terminé, elle eut l'air d'une punk brune ayant légèrement dépassé l'âge.
Uno Hjelm lui-même ne la reconnaîtrait pas.
Elle prit soin de bien nettoyer derrière elle. C'était un point d'honneur parmi les rares personnes ayant le privilège de connaître cet établissement de luxe clandestin, car la moindre trace de leur passage pourrait inciter les locataires à cacher la clé à un autre endroit.
Une fois qu'elle eut terminé et fut rhabillée, elle s'assit sur le siège de toilette pour attendre que sa petite lessive soit sèche. Le journal était posé à l'envers sur le sol, devant elle. Elle n'avait pas encore eu le courage de le lire et avait fait tout son possible pour retarder au maximum ce moment. Mais elle ne pouvait plus reculer, maintenant. Elle prit sa respiration, se pencha en avant et prit le journal.
Pages 6, 7, 8 et pages du milieu.
Sibylla Forsenström, 32 ans, déjà recherchée depuis avant-hier pour le meurtre de Jörgen Grundberg au Grand Hôtel, a commis hier après-midi un nouvel assassinat empreint de sauvagerie. Un homme de 63 ans a été tué, vers 15 h dimanche après-midi, dans sa maison de campagne, au nord de Västervik. Il était seul chez lui et dormait probablement lorsqu'il a été frappé. Les circonstances de ce drame sont identiques à celles du meurtre commis au Grand Hôtel, mais la police refuse d'en dire plus pour ne pas gêner l'enquête. Il semble pourtant qu'il s'agisse de véritables exécutions. Les deux corps ont été sauvagement profanés et des organes ont été prélevés sur eux, mais la police refuse de préciser lesquels. Les enquêteurs ont donc de bonnes raisons de suspecter Sibylla Forsenström de meurtre et de profanation de cadavre. On ignore encore le mobile de ces crimes, mais il semble que les victimes aient été choisies au hasard.