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Cela sentait le nouveau riche à plein nez.

Elle resta longtemps devant le mur, à hésiter. Pour ne pas éveiller les soupçons, elle fit une fois le tour du pâté de maisons, ce qui lui donna le temps de prendre sa décision. Puisqu'elle s'était donné la peine de faire le déplacement, autant entrer pour tenter d'obtenir une explication. Mais la décision était plus facile à prendre, surtout de l'autre côté du pâté de maisons, qu'à mettre en œuvre. Une fois revenue devant la vaste demeure, le courage lui manqua à nouveau. Les vitres sombres, entre les volets noirs, la dévisageaient comme des yeux hostiles et la voyaient hésiter.

La porte d'entrée s'ouvrit.

- Encore la presse?

Sibylla avala sa salive, avant de répondre:

- Non.

Elle poussa la grille et remonta l'allée sans regarder la femme debout dans l'embrasure de la porte. À mi-chemin des marches, elle passa devant un bassin décoré en son centre d'une statue romaine en marbre représentant une femme. Sans doute avec jet d'eau à la belle saison. Pour l'instant, elle avait l'air plutôt frigorifiée, la pauvre.

Sibylla couvrit les derniers mètres la séparant de la maison et s'arrêta au pied des marches du perron. Elle avala une nouvelle fois sa salive avant de lever les yeux et de regarder la femme qui se tenait devant elle.

- Vous désirez?

Elle avait l'air d'être pressée.

- Je vous prie de m'excuser de vous déranger, mais j'aimerais parler à Lena Grundberg.

- C'est moi, répondit cette femme dans la quarantaine, étonnamment bien conservée.

Sibylla hésita l'espace d'un instant. Elle ne savait pas au juste à quoi elle s'attendait. Elle s'était dit qu'elle pourrait se présenter comme le pasteur de service, un membre d'un groupe de soutien psychologique ou quelque chose comme cela. Elle avait lu dans le journal que ce genre de personnes allait facilement trouver la veuve éplorée pour tenter de la réconforter. Mais cette veuve-là avait l'air aussi peu ébranlée que la statue de marbre du bassin.

- De quoi s'agit-il? demanda-t-elle sur un ton qui n'était pas particulièrement aimable et semblait signifier qu'elle n'avait pas de temps à perdre.

Comme si elle avait été dérangée au milieu d'un film passionnant. Sibylla l'observa et examina rapidement situation. Il valait sans doute mieux tenter d'adopter profil bas.

- Je m'appelle Berit Svensson. Je sais que le moment n'est pas très bien choisi, mais... je viens vous demander votre aide.

Elle baissa timidement les yeux et, lorsqu'elle les releva, elle vit que la femme avait froncé les sourcils. Elle poursuivit:

- Je n'ai pas pu éviter de lire le journal et je... j'habite pas très loin d'ici et j'ai perdu, moi aussi, mon mari il y a six mois. Alors, j'aimerais parler quelques instants avec quelqu'un qui se trouve dans la même situation que moi et qui sait l'effet que cela fait.

La femme parut peser le pour et le contre. Elle n'avait pas l'air très décidée. Sibylla décida de l'aider un peu.

- Vous avez l'air d'une personne extrêmement forte et je pense que vous seriez vraiment en état de m'aider, si vous me permettiez d'entrer et de m'entretenir quelques instants avec vous.

Ce n'était même pas un mensonge et peut-être fut-il suffisant pour que la flatterie fasse son effet. La femme recula d'un pas et ouvrit la porte en grand.

- Entrez. Allons nous asseoir dans la salle de séjour.

Sibylla escalada les marches et pénétra dans le hall. Puis elle se pencha pour ôter ses chaussures (Coutume moins étrange qu'il ne paraît: à la mauvaise saison, en particulier, on évite ainsi de salir avec la neige ou la boue de ses semelles . (N.d.T.)). Elle se trouvait sur quelque chose qui ressemblait à un tapis de haute laine et, à côté, était placé un porte-parapluies imposant en métal vert sombre.

La porte entre le hall et la salle de séjour avait été remplacée par une baie arrondie. Lena Grundberg précéda Sibylla, qui ne put éviter de regarder autour d'elle en la suivant. Elle regretta de s'être maquillée, dans le train, et passa rapidement sa main sur sa bouche pour ôter une partie de son rouge à lèvres. La femme qui se trouvait devant elle était impeccablement maquillée et Sibylla sentit d'instinct que plus madame Grundberg se sentirait supérieure à sa visiteuse inattendue, mieux cela vaudrait.

Ce n'était pas la première fois qu'elle rencontrait ce genre de femme.

La salle de séjour était tellement dépourvue de goût qu'elle dut chercher attentivement quelque chose dont elle pût faire l'éloge. Elle finit par trouver un détail pas trop horrible.

- Vous avez un très beau poêle de faïence.

- Merci, dit Lena Grundberg en prenant place dans un fauteuil de cuir couleur sang de bœuf. Asseyez-vous, je vous en prie.

Sibylla s'assit sur le vaste canapé en cuir. Devant elle se trouvait une table basse au plateau en verre dont le pied était constitué par une autre statue de femme en marbre. Mais celle-ci était allongée sur le dos et supportait le plateau sur ses bras et jambes tendus.

- Jörgen importait du marbre, expliqua Lena Grundberg. Entre autres choses, ajouta-t-elle.

Elle parlait déjà au passé, sans sourciller.

Madame Grundberg parut lire ses pensées.

- Avant d'aller plus loin, je peux vous dire que notre ménage n'était pas particulièrement heureux. Nous étions en train de divorcer.

Sibylla se pénétra de cette information.

- Je suis désolée, dit-elle.

- C'est moi qui l'avais demandé.

- Ah bon. Très bien.

Il s'ensuivit quelques instants de silence. Sibylla ne savait plus très bien où elle en était. Qu'avait-elle pensé retirer d'une telle rencontre, au juste? Elle ne s'en souvenait plus.

- Depuis combien de temps êtes-vous veuve?

La question fut si subite qu'elle sursauta. Pour une raison ou pour une autre, elle regarda sa montre. Celle-ci s'était à nouveau arrêtée.

- Six mois et quatre jours, finit-elle par dire.

- De quoi est-il mort?

- Du cancer. En très peu de temps.

Lena Grundberg hocha la tête.

- Étiez-vous heureux?

Sibylla baissa le regard et contempla ses mains, satisfaite de n'avoir pas mis de vernis à ongles.

- Oui, très, répondit-elle à voix basse.

Nouveau silence.

- C'est tout de même étrange, dit madame Grundberg. Il n'y a guère plus d'un an, Jörgen était mourant pour cause d'insuffisance rénale. Il est resté plusieurs mois à l'hôpital. Or, les médecins venaient de lui signifier qu'il devrait bien se porter, à l'avenir, à condition de prendre régulièrement ses médicaments. Il avait conclu un nouveau bail avec la vie, en quelque sorte.

Elle secoua la tête.

- Et voilà qu'il se fait assassiner! Après tout ce mal. Je vais peut-être vous paraître cynique, mais je dirais que c'est bien de lui, ce qui est arrivé.

Sibylla eut du mal à dissimuler son étonnement.

- Que voulez-vous dire?

Madame Grundberg pouffa de mépris.

- Je veux parler de ses mains baladeuses. Il faut quand même être bête pour faire monter dans sa chambre la première venue. Et en plus, elle était laide, à ce qu'il paraît. Il suffit de regarder sa photo pour savoir qu'elle était prête à tout.

Ne nous affolons pas.

- Vous avez l'air bien amère, dit Sibylla en s'efforçant de conserver un ton assez neutre.

- Bah. Je trouve simplement qu'il aurait pu faire preuve d'un peu plus de goût. En fait, cela aurait été plus facile à supporter s'il avait choisi une femme qui...

Soudain, la voix lui manqua. Elle dissimula son visage dans ses mains et se mit à sangloter.

Incroyable. L'une de ces femmes de marbre avait donc des sentiments. Par-dessous tout le maquillage.

Sibylla médita ce que madame Grundberg venait de dire. Elle regrettait presque de ne pas avoir laissé monsieur Grundberg pénétrer dans sa chambre. Par compassion.

- Une femme dans votre genre?

Elle dut faire effort pour ne pas dévoiler ses sentiments. Lena Grundberg s'aperçut du changement intervenu dans son attitude et parut tenter de se reprendre. La bouche ouverte, elle s'efforça d'essuyer les larmes qui coulaient de ses yeux, pour ne pas que son maquillage en souffre.

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