C'est grâce aux empreintes digitales trouvées sur cette mallette que la police a réussi à identifier Sibylla Forsenström. Elles figurent aussi sur la clé de la chambre de la victime et un verre retrouvé dans sa chambre à elle porte celles de la victime.
Cette femme est un mystère pour la police. Tout ce qu'on sait d'elle c'est que, en 1985, elle s'est enfuie de l'hôpital psychiatrique du sud de la Suède où elle suivait un traitement. Depuis cette date, elle n'a été en contact avec aucune autorité communale ou nationale et on ignore où elle a pu se trouver au cours des quatorze dernières années. Ses empreintes digitales figurent cependant au fichier national, à la suite d'un vol de voiture et d'un délit de conduite sans permis en 1984.
Elle a grandi dans un foyer aisé, dans une petite localité de l'est du Småland. Depuis qu'elle l'a quitté, on ignore son adresse et la police demande donc à toute personne possédant des informations sur son actuel lieu de résidence de se manifester auprès de ses services. Elle prévient aussi que cette femme risque d'être dangereuse, du fait d'un état fortement perturbé. L'agenda retrouvé dans la mallette oubliée est actuellement examiné par les services spécialisés de la police mais semble confirmer l'hypothèse d'un grave déséquilibre. On précise que la photo de Sibylla Forsenström qui a été rendue publique date de seize ans. L'employé qui lui a servi à dîner jeudi soir la décrit comme soignée et bien mise. Il va s'efforcer d'aider la police à dresser un portrait-robot de son apparence actuelle. On est prié de communiquer tout renseignement sur cette affaire en appelant le 08-4010040 ou en s'adressant au commissariat le plus proche.
Elle eut un mauvais goût dans la bouche. Il venait d'un endroit, au plus profond d'elle-même, où il y avait quelque chose qui avait compris ce que son cerveau refusait d'admettre. Ils étaient en train de s'emparer de sa vie. Une fois de plus.
Ce sentiment s'imposait à elle comme une connaissance redoutée, surgie du passé et restée tapie dans quelque recoin en attendant son heure. Tout revenait à la surface. Tout ce qu'elle était parvenue à oublier, à force d'obstination. Tout ce qu'elle avait réussi à laisser derrière elle.
Et voilà que c'était étalé dans le journal pour qu'elle-même et tous ceux qui en avaient envie puissent le lire.
Qu'est-ce qu'on avait dit, Sibylla, hein? On ne se refait pas. On savait bien comment ça se terminerait.
Elle serra le poing dans sa poche.
Était-ce sa faute si elle n'était pas faite pour cette société? Si elle n'avait jamais trouvé sa place. Pourtant, elle avait réussi à s'en tirer. Alors, qu'est-ce qu'ils voulaient d'autre? Elle survivait. Elle y était parvenue, en dépit de tout.
Ils avaient réduit en miettes son exploit. Ils avaient transformé ce qui faisait sa force en un cas de démence. Ils avaient fait d'une existence qui ne demandait rien à personne un cas de SDF en détresse.
Mais elle n'avait pas l'intention de les laisser faire.
À aucun prix.
Plus maintenant.
- Ce n'est pas moi.
Elle appelait depuis une cabine téléphonique de la gare centrale. Le silence se fit à l'autre bout du fil et c'est pourquoi elle répéta ce qu'elle venait de dire.
- Ce n'est pas moi qui l'ai tué.
- Qui ça?
- Jörgen Grundberg.
Nouveau silence.
- Pardon, mais qui est à l'appareil?
Elle regarda autour d'elle. C'était samedi et le hall grouillait de monde. Des gens qui partaient ou rentraient chez eux, qui prenaient congé les uns des autres ou se retrouvaient.
- C'est moi, Sibylla, celle que vous recherchez. Mais ce n'est pas moi qui l'ai tué.
Un homme tenant une mallette à la main vint se placer à un ou deux mètres d'elle. Il regarda sa montre-bracelet puis la dévisagea pour lui faire comprendre qu'il était pressé et qu'il aimerait bien qu'elle mette fin à la communication. Il y avait d'autres cabines autour d'eux, mais, comme elle n'avait pas manqué de le remarquer, c'était la seule qui ne fonctionnait pas avec une carte.
Elle tourna le dos.
- Où êtes-vous?
- Aucune importance. Je voulais seulement que vous sachiez que ce n'est pas moi qui...
Elle s'interrompit brusquement et tourna la tête. L'homme la regardait toujours avec autant d'impatience. Elle se détourna et baissa la voix.
- ...qui ai fait ça. Je n'ai rien d'autre à dire. Attendez une seconde.
Elle s'apprêtait à raccrocher mais s'interrompit dans son geste. Elle entendit la femme choisir ses mots, à l'autre bout du fil.
- Comment puis-je savoir que c'est bien à Sibylla que je parle?
- Quoi?
- Vous pouvez me donner votre numéro national d'identification?
Sibylla éclata presque de rire. Qu'est-ce que c'était que ce truc, bon sang?
- Mon numéro national d'identification?
- Oui. Vous n'êtes pas la première à nous appeler et à prétendre que vous êtes Sibylla. Comment savoir si vous dites la vérité?
Elle resta bouche bée de stupéfaction.
- Parce que Sibylla Forsenström, c'est moi. Mon numéro national, comme vous dites, ça fait si longtemps que je ne m'en suis pas servi que je l'ai oublié. Alors, je vous appelle pour vous dire de me fiche la paix et d'aller vous faire foutre.
Elle avait oublié l'homme derrière elle. Il se rappela à elle quand elle se retourna. Mais il fit semblant de ne pas la voir.
- Où êtes-vous?
Sibylla pouffa, en regardant l'appareil.
- T'occupe!
Elle appuya sur le support du combiné pour mettre fin à la communication. Puis elle le tendit à l'homme qui attendait, le visage anxieux.
- À toi de jouer.
Il écarta cette proposition de la main.
- Non, merci.
- Comment ça? T'étais plutôt pressé, y a un instant.
Un journal du soir dépassait de la poche de son manteau. Elle pouvait voir l'un de ses propres yeux et une partie de cette affreuse coiffure.
- Eh bien, tant pis.
Elle raccrocha le combiné. L'homme eut un sourire gêné et s'éloigna. Il ne fallait pas qu'elle s'attarde à cet endroit. Mieux valait qu'elle soit en colère plutôt que d'avoir peur. Mais il ne fallait pas que cela l'incite à la témérité.
À partir de maintenant, elle ne pourrait plus savoir qui connaissait son nom et pour quelle raison.
Mais comment ses parents avaient-ils pu l'affubler d'un prénom pareil, bon sang?
Il n'avait pas été difficile de trouver le chemin. Les journaux avaient fourni assez de détails sur la vie de Jörgen Grundberg pour qu'elle puisse se mettre à écrire les mémoires de sa victime supposée.
Le trajet jusqu'à Eskiltuna n'avait pas été bien long et elle avait passé le plus clair de son temps dans les toilettes. Lorsque le contrôleur eut vérifié tous les billets et déverrouillé la porte, elle sortit et alla s'asseoir dans le wagon. Personne ne parut s'aviser de son arrivée. Depuis qu'elle avait découvert que l'un des embouts de son fer à friser avait juste la taille et la forme qu'il fallait pour ouvrir les portes des toilettes des wagons de chemins de fer, elle s'offrait de temps en temps un petit voyage. Dès que le train était à quai, elle montait s'enfermer et n'avait plus qu'à attendre le départ. Une seule fois, un contrôleur l'avait découverte et forcée à descendre à Hallsberg. Mais aussi bien aller là qu'ailleurs, après tout...
Pour une raison ou pour une autre, elle se sentait beaucoup mieux. Peut-être parce qu'elle était bien décidée à reprendre le contrôle de la situation. Ou parce qu'elle avait consacré ses dernières couronnes à l'achat d'un hamburger.
La demeure des Grundberg était vaste et entourée d'un mur de un mètre de haut du même matériau blanc que celui de la façade. L'allée était bordée de lampes d'extérieur de style et menait à une porte d'entrée couleur acajou qui tranchait sur le noir de l'encadrement des fenêtres. Le toit était orné de la plus grande antenne parabolique qu'elle ait jamais vue.