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— Nous n’étions que de passage et elle le sait. Ce qui ne fait que renforcer ma conviction – je devrais dire notre conviction car Adalbert pense comme moi ! – que vous ne pouvez continuer à y vivre. Vous risquez d’y devenir folle… ou pire peut-être.

— Je ne vois pas ce qui pourrait être pire…

— La mort. À votre âge ce serait du gâchis…

— Je répète que vous exagérez et je regrette à présent de vous avoir appelé à mon secours. Regardez les choses en face si je quitte « ma » maison, c’est toute mon existence qui s’écroule. Je ne vis pas de l’air du temps mais de mon travail.

— Et vous ne pouvez donner des leçons de piano que là-dedans ? Il me semble qu’en la vendant, vous auriez largement de quoi prendre un appartement – ils sont souvent vastes dans cette ville ! – où vous caseriez votre piano, vos meubles…

— Mais ni mon jardin, ni l’atelier !

— Le jardin passe encore mais l’atelier ? Vous y tenez à ce point ? Au point de ne pas vous être rendu compte qu’il y règne une atmosphère sulfureuse… démoniaque ?

— C’est vrai : je ne l’aime pas mais je dois le garder. Comme le reste. C’était la condition formelle de mon grand-père pour que j’en hérite. Autrement c’est mon cousin Sylvain qui l’aurait eue.

— Je croyais qu’il l’avait chassé et ne voulait plus le voir ?

— Sans doute mais plutôt que de me permettre de vendre, il préférait encore la lui laisser. Avec la même interdiction !

Caroline se leva brusquement et fit face à Aldo, les yeux étincelants de colère et peut-être aussi de larmes :

— Et puis, au fond, qu’est-ce que ça peut vous faire ? En quoi mon avenir vous concerne-t-il ? Nous nous sommes rencontrés par hasard et voilà que vous prétendez régenter ma vie ! À quel titre ? Vous n’êtes pas d’ici ! Vous n’êtes même pas français ! Alors, retournez donc à Venise, dans votre palais avec votre femme et vos enfants !

Elle éclata en sanglots et s’enfuit mais les larmes lui brouillaient la vue : elle buta contre une racine et serait tombée si Aldo ne l’avait retenue… et gardée contre lui.

— Même si c’est vrai, vous ne devez pas le dire. Vous ignorez mes pensées. Il arrive qu’une inconnue pénètre dans votre vie et d’un coup s’y taille une place. Les choses ne sont plus comme avant et je sais que je ne pourrais pas reprendre le cours normal de mon existence en vous sachant malheureuse ou… en danger ! Non, Caroline, que vous le vouliez ou non, je tiens à vous à présent… à votre bonheur !

Il entoura ses épaules d’un bras et elle ne cherchait pas à le repousser :

— Et… si ce bonheur… passait par vous ? Si vous lui étiez devenu indispensable ?

Un nuage obscurcit un instant les yeux d’Aldo envahi par ce parfum de jeunesse. Contre son corps il sentait trembler celui de Caroline et elle était – ô combien ! – ravissante, attirante ! Il eût été si doux de s’abandonner à cette exquise tentation mais quelque chose veillait en lui. Quelque chose ou quelqu’un. Toujours est-il qu’à l’instant où ses lèvres allaient se poser sur la tempe de Caroline, il rejeta la tête en arrière et, doucement, s’écarta :

— Vous êtes si jeune ! Vous ne pensez pas ce que vous dites…

— J’y pense beaucoup au contraire ! Et ne me parlez pas de différence d’âge ! Vous êtes l’homme dont on peut rêver quand on a le mien. Et je rêve de vous. J’ai besoin de vous et je sais que je vous plais ! Ne m’abandonnez pas.

À ces mots, un déclic se produisit dans l’esprit d’Aldo. Il se revit quelques années plus tôt, dans un compartiment du Nord-Express en provenance de Varsovie, chapitrant une jeune Polonaise aussi séduisante que celle-ci, qui le suppliait de fuir avec elle et de l’épouser. Ce qu’il avait fini par faire, contre son gré et dans des circonstances qui lui avaient fait prendre en horreur la trop jolie tentatrice. Cela s’était terminé en drame et par certains côtés Caroline ressemblait à Anielka. En une sorte de surimpression, le visage de Lisa lui apparut avec une incroyable netteté. L’idée qu’il pût la perdre le déchira en même temps qu’un sentiment de honte l’envahissait. Était-il à la merci de la première jeune beauté venue simplement parce que privé de son épouse depuis trop longtemps il avait envie d’une femme ? Ses bras retombèrent :

— C’est trop facile de vous aimer, Caroline ! – Ça aussi il l’avait déjà dit ! – Mais vous savez aussi bien que moi que rien de durable n’est possible entre nous parce que j’aime ma femme. Ce qui ne veut pas dire que je vous abandonnerai, se hâta-t-il d’ajouter pour étouffer le cri de colère de la jeune fille. Je veillerai sur vous tant que ce sera nécessaire mais il faut me promettre d’être raisonnable et, d’abord, de rester tranquillement ici jusqu’à ce que cette affaire de meurtres soit élucidée.

— Vous dites n’importe quoi ! Il n’y a aucun rapport !

— Je n’en suis pas certain. Mon nez me dit…

— Rien du tout ! Je vais quitter cet hôtel qui est au-dessus de mes moyens et où il me déplaît de vivre à vos crochets…

— Vous n’êtes pas mon invitée mais celle de Mme de Sommières, qui se soucie de vous. En refusant son hospitalité vous la blesserez. En outre, telle que je connais Marie-Angéline, elle ira poser son sac chez vous avec un seau d’eau bénite, un goupillon et une demi-douzaine de livres de prières. Alors un peu de patience ! Vous ne me verrez que si vous le souhaitez…

Il recula de quelques pas, s’inclina et tournait les talons quand il se souvint de ce qu’il y avait dans sa poche :

— Veuillez m’excuser, j’allais oublier ceci qui a été déposé dans votre boîte aux lettres.

À la vue de l’enveloppe, Caroline tressaillit, ses yeux s’agrandirent mais elle tendit la main pour la recevoir. Une main qui tremblait légèrement. De même, Aldo put constater qu’elle avait pâli.

— Elle vient de loin, murmura-t-il. J’espère que ce sont de bonnes nouvelles ?

— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde !

Et, sans l’ouvrir, elle glissa le message dans sa poche. Il ne restait plus à Aldo qu’à se retirer. Ce qu’il fit en se traitant d’idiot. C’était tellement facile d’ouvrir un pli avec la vapeur d’une bouilloire, une lame et de la colle pour fermer ! Seulement c’est le genre d’acte que l’on ne commet pas quand on s’appelle Morosini. Et c’était bigrement dommage !

Laissant la jeune fille poursuivre sa promenade comme elle l’entendait, il rentra à l’hôtel. Après avoir hésité un instant, il se rendit dans l’appartement de sa tante afin de lui apprendre qu’elle était censée prendre Caroline à sa charge durant son séjour. Il ne craignait pas d’être démenti si la jeune fille venait à lui en parler mais il valait mieux éviter le moindre risque.

Il trouva Mme de Sommières occupée à faire une réussite et s’excusa de la déranger. Elle lui sourit et brouilla ses cartes des deux mains.

— Tu vois, il faut tuer le temps ! De toute façon, c’était raté, et tu es beaucoup plus distrayant que n’importe quoi. Tu as quelque chose à me dire ?

— En effet. Il s’agit de Mlle Autié…

Quelques mots suffirent pour relater une partie réduite de son entretien avec la jeune fille. D’ailleurs elle ne le laissa pas aller très loin :

— Je l’ai toujours entendu ainsi, fit-elle avec un rien de sévérité. Tu n’imaginais pas que je te laisserais payer sa note ? Tu tiens absolument à passer pour son amant ?

— Tante Amélie ! protesta-t-il furieux de se sentir rougir. Ce qui la fit éclater de rire.

— En aurais-tu envie, par hasard ? C’est une très jolie fille et on pourrait le comprendre… d’un autre que toi ? Adalbert par exemple !

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— C’est l’évidence parce que Lisa et toi êtes unis par un amour qui durera autant que vous deux et même après. Seulement, mon garçon, l’ennui avec toi c’est que tu n’as pas encore oublié l’aimable temps du célibat et qu’une belle créature en péril réussit toujours à réveiller non seulement le chevalier mais aussi… disons l’amateur !… Mais tant que l’intéressée ne se montre pas sensible à ton charme…

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