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— Vous redoutiez une catastrophe, ricana Lemercier en cherchant fébrilement un papier parmi ceux qui encombraient son bureau. Est-ce que ça vous paraît suffisant ? Il y a là une petite plaisanterie dont je ne suis pas certain que vous allez apprécier le sel !

Du premier coup d’œil, Aldo reconnut l’écriture et sentit un frisson désagréable couler dans son dos :

« À mon grand regret, écrivait l’assassin, il me faut constater que vous ne vous donnez guère de peine pour vous procurer ce que je vous avais demandé. La larme est introuvable, n’est-ce pas ? Vous vous contentez de tendre le dos dans l’attente d’un nouveau cadavre ? C’est assez facile, au fond ! Aussi me mettez-vous dans l’obligation de stimuler votre zèle. En attendant que le diamant reparaisse en surface, ce qui ne saurait manquer un jour ou l’autre, je me suis pris d’un intérêt passionné pour deux autres parures de Marie-Antoinette ; les diamants roses du prince Morosini et les bracelets de son beau-père le richissime Kledermann. Et comme je me doutais bien que mon simple désir risquait de vous paraître insuffisant je me suis assuré la collaboration – tout involontaire ! – de la charmante et si malheureuse Caroline Autié. Depuis cette nuit elle est entre mes mains et n’en sortira intacte que si vous vous montrez raisonnables. Je vous ferai savoir, en temps voulu, le lieu et l’heure où nous ferons l’échange. Tenant compte que Morosini n’est pas seul engagé dans cette affaire et qu’il lui faut avertir son beau-père, sachez que je vous donne cinq jours. Après cela, chaque soleil qui se lèvera marquera pour ma belle prisonnière la perte d’une de ses grâces : un doigt, une oreille, un autre doigt, la seconde oreille. Le nez ne viendra que si vous vous montrez par trop avare. Cependant, je suis persuadé de ne pas être contraint d’en arriver là : ces messieurs sont trop galants pour mettre en balance quelques colifichets d’une part et la beauté d’une malheureuse dont c’est la seule richesse… Cela dit, je vous laisse à vos réflexions en vous conseillant de ne pas recourir une seconde fois au coup de la copie !… Ce que je tiendrais pour une offense… »

Suivaient des considérations sur les déviations de l’âme humaine, singulièrement sur l’avarice cause de bien des maux, et un long dithyrambe sur la Reine que Morosini lut avec agacement : ce misérable voyait un pieux devoir dans la restitution à Marie-Antoinette du trésor personnel dont elle avait été privée. Cela par tous les moyens, fût-ce les plus sanglants…

— Écœurant ! exhala Morosini en rendant la lettre au commissaire.

— Pour vous sans doute mais en ce qui me concerne je trouverais plutôt insultant !

— Pour qui ? Pour vous ?

— Naturellement. Ce genre de poulet aurait dû vous être adressé avec l’ordre exprès de ne pas avertir la police. Or, c’est à moi qu’on l’envoie, preuve évidente où l’on me tient… On me prend pour un imbécile.

— On peut l’interpréter différemment. Cette lettre vous fait l’arbitre de la situation. Si mon beau-père et moi-même n’obtempérons pas, nous sommes déshonorés aux yeux de la force publique vite relayée par la presse. C’est habile au contraire…

— Que comptez-vous faire ?

— Prendre le premier train pour Zurich ! Ce genre de tractation ne saurait passer par le téléphone et, par chance, nous avons cinq jours !

— Mais en ce qui concerne votre part du marché ?

Le regard dédaigneux qu’Aldo posa sur Lemercier le vengea des avanies que celui-ci lui avait fait subir :

— Entre la vie d’une jeune femme et un joyau, si cher qu’il soit à mon cœur de collectionneur, pensez-vous réellement que je puisse hésiter ? Je donnerai ce que l’on exige de moi… mais je ne vous empêche pas de faire, de votre côté, quelques efforts pour sauver Mlle Autié et mettre la main sur le maître chanteur…

— Et… M. Kledermann ?

— Je ne peux répondre pour lui. C’est un homme d’honneur, sans aucun doute, un grand seigneur même mais il ne guérit pas de la blessure causée par la mort tragique de son épouse et les bracelets qu’on lui réclame étaient de ceux dont elle aimait se parer. C’est pourquoi je préfère lui parler… si toutefois vous acceptez de me rendre mon passeport ?

De mauvaise grâce, Lemercier fouilla dans un des tiroirs de son bureau, en tira la pièce demandée :

— Vous n’en profiterez pas pour rentrer à Venise ?

Le sang d’Aldo ne fit qu’un tour. S’appuyant des deux poings sur le bureau et se penchant pour être à la hauteur de l’adversaire, il lui jeta à la figure :

— Vous êtes bien un flic ! Perdez donc cette habitude de jauger les gens à votre aune personnelle ! S’il n’existait pas des Langlois et des Warren, ce serait à désespérer de l’espèce !

CHAPITRE IX

OÙ L’ON EN APPREND UN PEU PLUS

Le lendemain matin, Aldo pénétrait dans le hall de l’hôtel Baur-au-lac à Zurich. Il connaissait trop les dimensions pharaoniques de la résidence de son beau-père sur la Goldküste – la Rive dorée –, pour aller en tirer la sonnette afin de s’y faire héberger. Pas parce qu’il craignait de n’être pas le bienvenu. Simplement, il préférait la totale liberté de mouvement que procure l’hôtel. Sauf, naturellement, lorsqu’il accompagnait sa femme et ses enfants, il descendait toujours dans ce palais au luxe discret pourvu d’un beau jardin au bord de l’eau. Il y retrouvait toujours la même chambre et s’y sentait un peu chez lui…

Un coup de téléphone à la banque Kledermann lui ayant appris que son beau-père, souffrant, restait chez lui depuis quelques jours le précipita dans un taxi sans prendre la peine d’annoncer sa visite. C’était contraire aux normes de la politesse mais il tenait à juger par lui-même de l’état réel du banquier sans lui laisser le temps de recourir à une mise en scène et à des artifices. En effet, depuis la mort tragique de sa femme, dont il ne se remettait pas, le père de Lisa, bâti à chaux et à sable cependant, semblait accumuler les accidents de santé plus ou moins graves. Cela n’avait rien d’étonnant : Dianora, la blonde Danoise, avait été d’une foudroyante beauté capable d’inspirer une passion même à un homme aussi froid et distant que Moritz Kledermann {10}.

Aldo en savait quelque chose. Avant la Grande Guerre, il avait rencontré Dianora à une fête de Noël dans un palais vénitien. Elle était alors âgée de vingt-trois ans et déjà veuve du comte Vendramini, un vague cousin de Morosini. Celui-ci avait été littéralement ébloui : elle ressemblait à une fée des contes nordiques. Tellement blonde et charmeuse, elle évoquait une fleur saisie par les frimas, le plus pur de ces diamants qui la faisaient scintiller, mais sous le givre de cette statue coulait un sang aussi ardent que celui d’Aldo. Le soir même elle devenait sa maîtresse. Une maîtresse passionnément aimée à laquelle il pensait que rien, jamais, ne pourrait l’arracher. Ce ne fut pas rien, ce fut la guerre. Dès la déclaration, Dianora, refusant de devenir princesse Morosini et peut-être veuve, était repartie pour son Danemark natal. Ils s’étaient dit adieu au bord d’une route de Lombardie avec une froideur et une lucidité d’esprit de la part de la jeune femme dont Aldo avait cru ne jamais se remettre.

Pourtant il s’en était guéri plus vite qu’il ne le pensait et quand il l’avait revue, quelques années plus tard, elle avait épousé Moritz Kledermann et elle était devenue la belle-mère de Lisa. Sa mort sous des balles meurtrières au soir de ses trente ans l’avait empêchée aussi de devenir celle d’Aldo. Ce qui eût été un comble ! Mais elle avait emporté avec elle le secret de leurs amours dont ni le banquier ni sa fille n’avaient rien su…

Lorsqu’il arriva devant ce que l’on appelait le « palais Kledermann » – il avait des dimensions presque doubles du sien propre – Aldo était partagé entre son inquiétude sur la santé de son beau-père et l’espoir que Lisa s’y trouverait encore. Il fut déçu, hélas !

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