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— Qu’est-ce ce que je devrais connaître ? fit celle-ci qui faisait justement son apparition, tirée à quatre épingles mais étouffant discrètement un dernier bâillement.

— Un certain Frédéric Baldwin, le…

— … le délicieux secrétaire de lord Crawford ? Quand on l’a vu une fois on ne peut plus l’oublier, ajouta-t-elle avec un soupir.

— Plan-Crépin ! s’indigna la marquise. Ne me dites pas que vous en êtes tombée amoureuse ?

L’interpellée piqua un fard, chercha son mouchoir dans sa manche, ne le trouva pas, alla explorer les coussins du canapé, n’y trouva rien, renifla comme si elle flairait une piste et finalement sortit du salon pour y revenir quelques secondes plus tard, la figure enfouie dans un vaste carré de batiste en demandant :

— A-t-on des nouvelles du colonel ?

— Plan-Crépin, je vous ai posé une question.

— Vraiment ?… Ah oui, je me souviens…

— Eh bien ?

— Eh bien, c’est non ! Ce jeune homme a, dans son regard… un je-ne-sais-quoi qui me fait penser à un ange déchu… Allez-vous maintenant à l’hôpital, Aldo ?

Décidément, elle ne voulait pas s’attarder sur le sujet !

— Pour l’instant, avec votre permission, je vais dormir deux ou trois heures. La nuit qui vient sera longue… Non, Angelina, ajouta-t-il en voyant une petite flamme s’allumer sous ses cils pâles. Vous me ferez le plaisir de rester auprès de Tante Amélie et nous suffirons amplement à la tâche, Adalbert et moi… Quant à Karloff, vous pouvez toujours demander de ses nouvelles par téléphone. C’est le professeur Debray qui s’occupe de lui…

Il allait sortir, se ravisa :

— Et surtout prenez soin de Mlle Autié ! Est-elle réveillée ?

— Je viens de passer par sa chambre : elle dort comme une souche !

— Ou comme quelqu’un qui n’a pas fermé l’œil de la nuit ! C’est aussi bien ainsi !

CHAPITRE VII

UNE LETTRE DE BUENOS AIRES

En garant sa voiture dans le jardin de Caroline sous un sorbier afin de la mettre à l’abri de la curiosité du voisinage, Adalbert, comme Aldo d’ailleurs, ne se sentait pas vraiment en forme en dépit du repos de la journée. Avant de venir ils étaient passés par l’hôpital et s’ils y avaient appris que Karloff était hors de danger, le corollaire de cette bonne nouvelle était assorti d’un bémol affligeant : le coup reçu sur la tête lui avait fait perdre la mémoire. Il ne reconnaissait personne, pas même sa femme. Et quand les deux amis s’étaient présentés devant lui, il leur avait dit bonjour mais sans manifester un plaisir quelconque. À croire qu’il ne les avait jamais vus. Il ne se rappelait même pas son propre nom !

— Il est possible que cet état soit temporaire, répondit le chirurgien à la question que posait Morosini, mais il se peut aussi que cela perdure. Tout dépendra de l’évolution.

— Vous comptez le garder longtemps ou bien le rendez-vous à sa femme ?

— Dans quelques jours il pourra rentrer. Bien qu’il ait été retenu prisonnier – il porte des traces de liens serrés ! – sa constitution n’est amoindrie en rien. Il se peut même que, dans son environnement familier, une étincelle se produise…

— Eh bien, il n’y a plus qu’à prier ! conclut Adalbert.

Prier, Liouba et Marfa ne s’en privaient pas. En passant devant leur maison, un instant plus tôt, on avait perçu l’écho de ces oraisons psalmodiées qui sont l’une des beautés du culte orthodoxe…

Curieusement, cette espèce de mélopée leur apporta du réconfort. Elle semblait flotter dans l’air adouci du jardin. La pluie avait cessé. En s’éloignant elle avait emporté avec elle l’aigreur des derniers jours. Son souvenir s’attardait seulement dans l’odeur de l’herbe mouillée et le parfum du chèvrefeuille mêlé à celui des roses mourantes… Aussi, à peine entré dans la maison, Adalbert se précipita-t-il pour ouvrir les fenêtres afin de combattre le vague relent d’humidité et, debout devant l’une d’elles, respira le jardin avec volupté. Aldo, lui, avait allumé une cigarette et, installé dans un fauteuil près du piano, il fumait, la tête renversée en arrière en s’efforçant de ne penser à rien pour avoir l’esprit plus réceptif.

Un courant d’air soudain fit claquer la fenêtre. Adalbert alors referma et vint s’asseoir en face de son ami :

— Et maintenant que faisons-nous ? On attend ensemble dans cette pièce ou bien l’on se sépare : l’un dans la chambre et l’autre ici ?

Aldo jeta un coup d’œil à la pendule. Elle marquait onze heures et demie.

— Il va bientôt être minuit. On va se séparer, tu as raison tu restes ici et moi je vais m’installer dans la chambre.

Adalbert opina d’un hochement de tête, prit à côté de lui une serviette en maroquin qu’il avait apportée, en tira une fiasque d’argent et un paquet de café qu’il tendit à Aldo :

— Prends ça, s’il te plaît, et va nous faire un « jus » digne de ce nom ! Celui de cette baraque est imbuvable. C’est fou le nombre de gens qui ignorent cette vérité première : pour faire un bon café, il faut d’abord en acheter un bon.

— C’est presque signé La Palice mais c’est tellement vrai !

L’odeur qui s’éleva quelques minutes plus tard était un réconfort à elle toute seule et faisait honneur au talent de Morosini. Ils en burent chacun deux tasses puis, minuit étant proche, ils allèrent prendre place, Adalbert dans le salon et Aldo sur le lit de Caroline. Chacun d’eux posa son revolver à portée de main ainsi que la petite croix que Plan-Crépin leur avait remise après l’avoir fait bénir à l’église Notre-Dame au salut du soir… Puis, on éteignit les lumières et l’on attendit…

Or il ne se passa rien. Tant et si bien qu’ils finirent par s’endormir et le cri enroué d’un coq dans un poulailler voisin fut le premier bruit qu’ils entendirent. Apercevant un reflet de lumière, Aldo, sans rallumer alla rejoindre Adalbert dans le salon. Il le trouva assis sur son canapé, l’air perplexe et fourrageant à deux mains dans ses cheveux ébouriffés :

— Alors ? fit-il.

— Alors rien ! Chez toi non plus je pense…

— Calme complet. Si je n’avais été témoin de ce qui s’est passé l’autre nuit, je croirais que Caroline a rêvé. Quoique…

— Quoique tu saches aussi bien que moi que ce genre d’aventure peut exister. Mieux que moi puisque tu as eu l’honneur de rencontrer le spectre d’un empereur {9}. Mais peut-être que l’entité qui se manifeste ne vise-t-elle que Caroline ? En gros, il se peut que la maison la rejette tout simplement.

— Ce pourrait être possible ?

— Absolument !… Tiens, le jour commence à se lever. On va aller à la cuisine, tu nous referas du café et pendant ce temps je te raconterai une histoire…

Un moment plus tard tout en tartinant de la confiture d’oranges sur une brioche – apportées par prévoyance ! – Adalbert entamait son récit :

— Un ami de mon père, un avocat célèbre, perdit sa femme. Le deuil lui était cruel parce qu’il l’avait énormément aimée. C’était d’ailleurs une femme charmante ! Mais il perdit du même coup l’envie de vivre en société et en particulier à Paris. D’autant qu’il n’avait pas d’enfants. Il se chercha une retraite, on pourrait presque dire un ermitage pour y vivre dans la paix, le silence et le souvenir. Il dénicha, dans le Perche, un ancien prieuré dont le charme le séduisit. Il y avait beaucoup de travaux à faire aussi ne s’étonna-t-il pas de la modicité du prix demandé, bien que la bâtisse fût inscrite à la liste supplémentaire des Bâtiments historiques. Il entreprit donc des travaux qui lui coûtèrent fort cher car il tenait à ce que chaque détail soit reconstitué à l’identique. Cela ne se fit pas sans peine. Il se produisit nombre d’incidents, plus deux accidents durant la restauration. Au point qu’il fallut doubler les salaires pour convaincre les ouvriers de continuer.

Évidemment, des bruits revenaient à cet homme et aussi des conseils pour faire appel à un exorciste mais il était athée, ne croyait qu’à sa douleur et son besoin de solitude. À la limite, il n’était pas fâché que sa maison eût cette réputation douteuse : au moins personne ne viendrait l’importuner. Pour son plaisir, il fit planter un beau jardin dans le genre de ceux des monastères. Enfin vint le jour où tout fut achevé et où, les derniers objets mis en place, il put fermer sa porte sur le monde extérieur. Il avait à son service depuis longtemps un domestique ramené du Liban qui devait être son seul lien avec la vie extérieure… Le lendemain de son installation, les curieux qui ne manquaient pas tout au long du jour trouvèrent les portes ouvertes. L’ami de mon père était mort dans son lit écrasé par une pierre tombée de la voûte, la seule qui s’en fût détachée. De longues traces noires marquaient les murs de sa chambre comme si le feu les avait léchés. Quant au serviteur, le garde champêtre l’attrapa dans la campagne devenu complètement fou…

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