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— Brrr ! fit Aldo en avalant d’un seul coup le contenu de sa tasse avant de s’en resservir une. Elle est sinistre, ton histoire.

— Mais vraie ! dit Adalbert avec une gravité qui lui était peu coutumière. Cette ancienne Maison Dieu avait dû être détournée de sa pieuse vocation par quelqu’un qui s’était acoquiné avec les forces des ténèbres. Elle a rejeté les intrus…

— Qu’est-elle devenue ?

— Une aubaine pour des vagabonds qui l’ont pillée de son contenu. Deux d’entre eux voulurent s’y installer. Ils furent carbonisés par le feu qu’ils avaient allumé dans une cheminée. Depuis, elle est livrée à la ruine, aux ronces, aux herbes folles. Ici, c’est moins tragique mais je suis persuadé que cela relève du même processus.

— Nous venons d’y dormir et cependant nous sommes entiers ?

— Parce que Caroline seule est visée. À moins que l’on ne réussisse à la « nettoyer », cette baraque n’aura de cesse de l’avoir jetée dehors… ou pire. Je pense que ces manifestations sont liées à l’exhumation de la grand-mère… Bon ! Cela dit, on range tout et on s’en va ! conclut Adalbert en portant les tasses dans l’évier pour les laver.

Aldo retourna dans la chambre pour y prendre ce qu’il avait pu y laisser. Soudain Adalbert l’entendit appeler :

— Viens voir !

— Quoi donc ?

— Le portrait de cette femme ! Hier soir, avant de me coucher, je l’avais décroché et posé à terre face contre le mur, parce que je n’arrive pas à me faire à sa tête. Et regarde !

Dame Florinde avait repris sa place et dardait sur les intrus un regard plus désagréable que jamais.

— Si on en faisait une flambée ? proposa Morosini.

— Ce pourrait être plus dramatique ! Et puis il faudrait détruire aussi le buste de l’atelier. Si Plan-Crépin, notre bigote maison, connaît quelqu’un à l’archevêché, c’est le moment de la mettre à contribution. Viens, on rentre ! J’ai besoin d’une douche froide. Et toi aussi !

Ils effacèrent les traces de leur passage, refermèrent soigneusement portes et volets. Ce fut pendant qu’Adalbert sortait la voiture que Morosini s’aperçut qu’il y avait une lettre dans la boîte scellée à la grille. Elle était adressée à Mlle Autié et venait de Buenos Aires. Aucune indication d’expéditeur au dos. L’écriture volontaire était celle d’un homme.

— Je savais bien qu’elle devait avoir un amoureux ! commenta Adalbert ! Le contraire serait par trop étonnant : une aussi jolie fille !

— Rien ne dit que ce soit un amoureux ! Il pourrait s’agir d’une lettre… d’affaires !

Adalbert éclata de rire :

— Tu serais contrarié à ce point ?

— Cette fille n’est pas heureuse, c’est l’évidence ! Si elle avait une histoire d’amour quelque part, même en Argentine, elle aurait une autre mine.

— C’est peut-être justement parce qu’il est loin… ou qu’il est marié ?

— Suffit ! Cesse de faire du mauvais roman et démarre !

— De toute façon tu verras bien la tête qu’elle fera quand tu la lui remettras. À moins que tu ne me laisses ce soin ?

— Pourquoi ? C’est moi qui l’ai trouvée, non ?

Le rire d’Adalbert se perdit dans le vrombissement de son moteur. Aldo s’enfonça dans son siège, croisa les bras et n’ouvrit plus la bouche. Il y avait des moments où le cher Adal l’exaspérait…

Quand il fut une heure décente pour se présenter à la jeune fille, Aldo appela par le téléphone intérieur. Ce fut Marie-Angéline qui décrocha : Caroline était allée faire un tour dans le parc.

— Je vais essayer de la rejoindre : il faut que je lui parle… se hâta-t-il de dire craignant que la curieuse ne lui proposât de l’accompagner.

La proximité de l’hôtel avec les Trianons et le Hameau de la Reine n’était pas son moindre attrait. Il faisait un temps délicieux, ce matin-là. Le soleil réchauffait les frondaisons et les pelouses où les jardiniers venaient de passer. L’heure des visiteurs de l’exposition n’avait pas encore sonné et le parc baignait dans une paix… royale ! C’était un vrai bonheur de s’y promener. Le chant des oiseaux remplaçait agréablement les raclements de pieds sur les graviers et les commentaires plus ou moins pertinents mais pour la plupart dénués de la plus élémentaire poésie qu’imposaient la beauté, la grâce et la majesté d’un site exceptionnel à ce point chargé d’histoire. Si l’on n’avait que des pauvretés à émettre mieux valait se taire. Le silence n’était-il pas la meilleure façon de recueillir l’écho lointain du temps ?

Il suivit d’abord l’allée des Trianons puis obliqua à droite vers la demeure préférée de la Reine. C’est alors qu’il aperçut Caroline et admira l’harmonie de sa mince silhouette, vêtue d’un petit tailleur grège sur lequel flottait une écharpe azurée, avec les pierres blondes du château. Elle allait à pas lents, ses cheveux soyeux répandus sur ses épaules au mépris des modes et Aldo regretta l’ampleur des robes à paniers même si la jupe courte laissait voir des jambes ravissantes…

Elle se retourna instinctivement en l’entendant approcher et, pour la première fois, lui offrit un sourire spontané :

— Je savais que vous étiez rentré : j’ai vu la voiture devant l’hôtel. Cela m’a soulagée car j’étais vraiment inquiète.

— De quoi, mon Dieu ?

— De ce que la maison pouvait vous faire. Il lui arrive d’être… insupportable.

Le sourire s’était effacé, remplacé par une crispation des lèvres correspondant à un frisson. Sans qu’elle fît un geste pour l’en empêcher, Aldo prit sa main et lui baisa les doigts :

— Comme l’autre nuit où vous vous étiez réfugiée sous votre parapluie ? Eh bien, celle que nous venons de vivre, Vidal-Pellicorne et moi, a été fort calme.

— Vrai ?… Il ne s’est rien passé ?

— Rien… ou si anodin ! Je m’étais installé dans votre chambre et pour éviter l’œil de granit de dame Florinde, j’avais décroché et posé sur le sol le portrait retourné contre le mur. Je vous l’avoue avec un brin de honte, j’ai dormi comme un ange sur votre lit. Votre parfum s’y attardait. Il m’a gardé des mauvais rêves. C’était assez délicieux. Le cauchemar n’est venu qu’avec le jour en m’apercevant que le tableau s’était raccroché tout seul.

— Oh, Seigneur Dieu !…

L’angoisse ternissait à nouveau son regard, donnant à son compagnon une soudaine envie de la prendre dans ses bras pour la rassurer, lui communiquer sa force. Il se contenta de glisser celui de la jeune fille sous le sien et de l’y maintenir de sa main libre :

— Marchons, voulez-vous ? Ici nous sommes trop en vue et j’ai à vous parler.

Elle se laissa emmener comme une petite fille perdue. Sous ses doigts Aldo sentait trembler ceux de Caroline. Elle s’accrocha même plus fort, ce qui les rapprocha d’autant. Sans plus parler, ils laissèrent sur leur gauche le Petit Trianon, contournèrent le lac artificiel pour gravir au milieu des arbres le tertre que couronnait une élégante construction : une coupole supportée par douze colonnes corinthiennes abritant une statue. Il y avait là un banc de pierre blanche sur lequel ils vinrent s’asseoir. Le visage de la jeune fille s’éclaira d’un léger sourire :

— Vous m’avez conduite au temple de l’Amour ? Pourquoi ?

— J’étais perdu dans mes pensées et je ne l’ai pas fait exprès. J’ai aperçu ce banc et vous y ai menée sans réfléchir. Cela vous ennuie ?

— Absolument pas ! Je trouve même… que l’on est bien ici, ajouta-t-elle en respirant l’air ensoleillé.

— J’en suis heureux. Cela va m’aider à vous dire la suite, Caroline. Vous me permettez de vous appeler ainsi ?

Elle approuva de la tête et il poursuivit :

— Caroline, même si cela vous paraît difficile, il faut que vous quittiez cette maison !

— Quelle idée ! Elle traverse une période difficile, sans plus et je me reproche déjà d’avoir cédé à un moment de panique.

— Ô combien normal ! Ne vous illusionnez pas, jeune fille, cette maison est dangereuse…

— Vous exagérez ! Ne venez-vous pas de me dire que vous y aviez fort bien dormi ?

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