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— C’est ce qui a réveillé mes souvenirs de lecture…

— Mais enfin, gémit Mme de La Begassière, ces malheureux sont bien innocents et ce n’est pas leur faute si leurs ancêtres – en admettant qu’ils le soient – se sont mal conduits ?

— Pour celui qui les tue seule compte l’hérédité, le nom. Ils portent le poids des péchés de leurs pères. « Ils ont mangé des raisins verts et les dents de leurs enfants en ont été agacées… », cita Aldo avec un rien de solennité.

— Amen, mon révérend ! ironisa Adalbert. Quelqu’un parmi nous saurait-il s’il y a dans les alentours d’autres gens portant des noms dangereux ?

— On pourrait déjà consulter l’annuaire du téléphone, proposa quelqu’un.

Le rire du professeur prit un degré de grincement :

— À condition de connaître ceux qui sont importants et je n’ai pas l’impression que ce soit le cas de la majorité, ce soir. Même si vous étiez des puits de science, savez-vous par exemple combien de gens portent le nom de Simon ? Hein ?… Simon ! Un nom largement répandu ! Comment trouver celui dans les veines duquel coule le sang de l’affreux savetier du Temple, « l’éducateur » du dauphin selon le Comité de salut public ? Et rien ne dit qu’il soit à Versailles. Alors : « Tuez les tous et Dieu reconnaîtra les siens » ?

— Il a raison, dit Aldo qui venait d’allumer une cigarette et en tirait une bouffée méditative… Notre assassin ne va pas s’offrir un massacre…

— Et il n’en fera rien, jeune homme ! assura le vieil homme. Soyez certain qu’il connaît son sujet. Il a dû y penser longtemps et ne frappe qu’à bon escient, ajouta-t-il en levant un doigt vers le plafond azuré.

L’entrée d’Higgins annonçant que Milady était servie fit lever tout le monde avec une satisfaction évidente. On se mit à table et l’on s’apprêtait à déguster le foie gras en brioche quand on entendit sonner à la grille.

— C’est peut-être notre ami Polignac, fit lady Mendl. Je lui ai presque arraché la promesse de passer.

Du coup les couverts retombèrent avec un bel ensemble mais ce fut Lemercier que le maître d’hôtel introduisit l’instant suivant. L’hôtesse se leva et trouva un sourire :

— Vous vous êtes décidé à accepter mon invitation, commissaire ? Un couvert, Higgins !

Le visage sombre du policier ne s’éclaira qu’à peine :

— Je vous remercie, madame, mais je ne fais que passer. Comme je savais que les Versaillais de votre comité étaient réunis chez vous, il m’est apparu normal de vous faire part d’un fait nouveau qui est intervenu il y a une heure…

— Encore un cadavre ? s’inquiéta le général de Vernois.

— Non : ceci !

Et, tirant de sa poche un sachet de papier, il en fit glisser sur la blancheur de la nappe damassée quelque chose dont les bougies du surtout fleuri arrachèrent des éclairs en même temps qu’un « oh » de stupéfaction aux convives : la larme de diamants dérobée à Trianon.

On se leva pour mieux voir mais déjà Lemercier avait escamoté le corps du délit :

— Ce n’est pas tout, annonça-t-il. Un message l’accompagnait. Non signé comme il se doit et écrit en majuscules : notre voleur se plaint – il a tous les culots – d’avoir été victime d’une illusion. Le bijou étant faux il nous le rend… en exigeant qu’il soit remplacé par le vrai !

— C’est insensé ! s’écria Morosini. Où veut-il que nous le prenions puisqu’en l’exposant la propriétaire espérait justement le faire sortir de sa cachette.

— Oh ! Il a parfaitement compris. D’autant mieux même qu’il déclare posséder l’autre boucle d’oreille. Il est donc persuadé que la demoiselle a toujours la vraie et n’a usé de ce subterfuge que pour compléter la paire. Il lui donne trois jours pour lui faire parvenir ce qu’il veut dans des conditions qu’il lui fera connaître en temps voulu…

— Je ne vois pas comment elle pourrait faire si elle est toujours en Italie ? émit Vauxbrun.

La cuirasse de certitudes du commissaire devait en avoir pris un coup car il se passa sur les yeux une main que le regard d’Aldo décréta légèrement tremblante. En même temps il lâchait :

— C’est bien ça le chiendent ! J’ai envoyé chez elle, rue du Plateau Saint-Antoine et il n’y a aucun signe de vie. La maison est un peu isolée mais une voisine, interrogée, a dit que, à son avis, elle n’était pas près de rentrer…

— D’où le sort-elle ? ne put s’empêcher de demander doucement Aldo, si doucement que Lemercier ne s’aperçut pas que la question venait de lui. Il haussa les épaules :

— Son intime conviction. Autrement dit c’est sans intérêt… Mesdames, messieurs, vous en savez autant que moi à présent. À vous de voir ce que vous devez faire mais je ne saurais trop vous conseiller d’en finir avec votre foutue exposition…

Il allait sortir. Olivier de Malden le rattrapa par sa manche :

— Un instant s’il vous plaît, monsieur le commissaire ! Que se passera-t-il si, comme tout le laisse supposer, l’assassin n’est pas en possession de la « larme » dans les trois jours ?

— Je ne sais pas ! Il dit seulement que nous aurons les meilleures raisons de le regretter !

Et « Dur-à-cuire » sortit se contentant de saluer avec un geste désabusé qui en disait long sur son état d’esprit.

CHAPITRE III

UNE NUIT AGITÉE

Dans la petite voiture d’Adalbert, décapotée et marchant à une allure sage afin de pouvoir respirer l’odeur d’arbres et d’herbe coupée de cette belle nuit de mai, le chauffeur et son passager gardaient le silence, réfléchissant chacun dans son coin. Ce ne fut que quand l’entrée éclairée du Trianon Palace fut en vue qu’Aldo demanda :

— Tu connais bien Versailles, toi ?

— C’est selon. Tu parles de quoi : le château ou la ville ?

— La ville et ses abords. Par exemple, tu ne saurais pas où se trouve la rue du Plateau Saint-Antoine ?

Au lieu de répondre Adalbert s’arrêta sur le bas-côté de la route et se tourna vers son ami :

— Non, mais je vois où tu veux en venir. C’est la rue qu’habite l’Arlésienne ?

— La fille dont on parle tout le temps et qu’on ne voit jamais. Je ne sais pas pourquoi mais j’aimerais voir à quoi ressemble sa maison…

L’archéologue se mit à rire :

— Les grands esprits se rencontrent : c’est exactement ce que je pensais. Les habitations vides nous ont toujours été très instructives. Mais comme je ne sais pas où c’est, il faut se procurer un plan. Et à cette heure-ci… À moins d’en demander un au portier de nuit de l’hôtel mais qui pourrait peut-être trouver bizarre… on n’est pas à Paris ici et ce palace bon chic bon genre n’est certainement pas une couveuse pour aventuriers. En outre, il est une heure du matin… on pourrait peut-être remettre à demain ?

— Autrement dit : tu as envie d’aller te coucher ?

— Toi, tu es rendu mais entre mon lit et moi, il y a dix-sept bons kilomètres…

— Adalbert, mon ami, tu vieillis ! Eh bien, rentre, je me débrouillerai sans toi. Il se trouve que Karloff habite cette rue-là…

Vidal-Pellicorne jeta la cigarette qu’il venait d’allumer et redémarra :

— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? Demande à ton portier qu’il t’explique comment on va chez lui, sous le prétexte que tu as quelque chose d’urgent à lui dire…

Quelques minutes plus tard, la bruyante voiture reprenait sa course. Le chemin était assez simple : en quittant le Palace, il fallait tourner à gauche pour emprunter le grand boulevard du Roi et filer tout droit jusqu’à ce que l’on bute dans l’église Saint-Antoine-de-Padoue, la rue en question ouvrant à l’angle droit sur un côté.

Ce devait être habituellement un quartier calme mais à cette heure tardive c’était franchement désert et d’ailleurs mal éclairé dès l’instant où l’on s’éloignait de l’église. Au ralenti, on s’engagea dans la rue bordée de maisons modestes avec de petits jardins. Trois ou quatre semblaient plus anciennes, avec des traces de style rappelant – d’assez loin tout de même ! – le temps des rois. L’une d’elles était celle où demeuraient Karloff et sa femme. Les volets en étaient soigneusement clos et les habitants devaient dormir à poings fermés. Aldo pensa avec un sourire intérieur que l’ancien colonel des cosaques devait se trouver à l’étroit là-dedans. C’était sûrement trop tranquille pour lui et il lui arrivait peut-être de regretter Saint-Ouen-les-Puces où il avait, pas bien loin, les rues du Paris nocturne avec ses cabarets, ses fêtards et ses filles de joie qui apportaient un peu de piment dans sa vie…

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