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— À propos de Versailles, tu connais paraît-il une certaine lady Mendl ? demanda Aldo à son ami.

— Tout Paris la connaît. Ton copain Vauxbrun aussi. Il en serait certainement tombé amoureux si elle était plus jeune. Je l’ai rencontrée à plusieurs reprises chez des amis communs. Elle ne s’intéresse pas à l’Égypte sauf pour des petits séjours au Mena House de Gizeh ou à l’Old Cataract d’Assouan mais c’est une femme remarquable, cultivée, passionnée de beauté. Elle adore Versailles…

— Elle est anglaise bien entendu ?

— Oui et non. Elle est née américaine – Elsie de Wolfe – mais d’origine anglaise et très tôt elle s’est prise d’une véritable passion pour la France en général et Versailles en particulier… Elle devait avoir vingt ans quand elle a acheté la villa Trianon avec deux amies, Miss Morgan et Miss Marbury : la première milliardaire et la seconde imprésario de théâtre. Elsie était la moins fortunée des trois mais, comme elle a un goût du tonnerre, elle est devenue la première décoratrice d’intérieur au monde et a fait fortune. Et puis elle a rencontré sir Charles Mendl, conseiller à l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris et ils se sont mariés un peu plus tard – mariage blanc a-t-on dit – et à présent elle est veuve. Voilà ! Il a lieu où, ce dîner ? À la villa Trianon j’imagine car si je ne me trompe elle n’habite avenue d’Iéna que l’hiver ?

— Parfait ! Je compte donc sur toi pour m’emmener. Si toutefois ton bolide consent à se comporter convenablement !

Le déménagement du lendemain ayant pris pas mal de temps, Aldo et Adalbert accusaient un certain retard quand l’Amilcar rouge et noire de l’archéologue les déposa devant le perron de la villa Trianon. Tout de suite l’atmosphère leur parut différente de ce qu’elle aurait dû être selon Vidal-Pellicorne, qui durant le trajet avait vanté le faste – le mot n’était pas trop fort ! – avec lequel Elsie Mendl aimait à recevoir ses invités, même s’ils étaient peu nombreux. Selon lui la maison serait illuminée de bas en haut et la gaieté des salons déborderait jusque sous les arbres du parc. Or, seul le rez-de-chaussée était éclairé, le bruit des conversations filtrant par les portes-fenêtres ouvertes restait discret et, surtout, aucun rire ne s’y mêlait.

— Nous sommes les derniers, Higgins ? demanda Adalbert à l’impeccable « butler » qui les accueillait au seuil du vestibule.

— Oui, monsieur. Tout le monde est là.

Une dizaine de personnes, en effet, occupaient un salon bleu et or où d’admirables fauteuils Régence réalisaient un ensemble parfait avec de très beaux meubles anciens appartenant tous au XVIIIe siècle français. On buvait des cocktails en causant à voix contenue comme s’il y avait un malade à la maison. Les smokings des hommes contrastaient peu avec les robes de « dîner » des femmes qui arboraient des couleurs sombres avec, tout de même, quelques très beaux bijoux.

La maîtresse de maison, qui avait opté pour du velours noir {3}, sous un déluge de perles, vint au devant des retardataires, appuyant sur une canne une démarche devenue hésitante. Plutôt petite, mince et fine, lady Mendl à qui il était difficile de donner un âge – en fait elle avait plus de soixante ans ! – attirait toujours le regard par ses magnifiques yeux noirs et une chevelure argentée qui faisait sa fierté et qu’elle avait renoncé, en vieillissant, à teindre en bleu, vert ou rouge selon sa fantaisie.

— J’espérais vous recevoir dans une atmosphère plus heureuse, dit-elle en leur offrant sa main qu’ils baisèrent l’un après l’autre, mais nous sommes en pleine catastrophe. Cela ne vous concerne pas, cher Adalbert, puisque vous n’appartenez pas à notre comité mais je vous sais de bon conseil et très proche du prince Morosini…

— Qui n’en fait pas partie non plus, rectifia Aldo en souriant…

— Les joyaux prêtés vous y ont inscrit d’office et nous avons plus que jamais besoin d’aide. Vous connaissez mes invités, je pense ?

Pour les Crawford, mari et femme, Gilles Vauxbrun, Mme de La Begassière, le général de Vernois et sa femme, cela ne faisait aucun doute, mais on fit connaissance des autres : le comte Olivier de Malden appartenant au quai d’Orsay, son épouse et un vieil archiviste de grand renom, le professeur Aristide Ponant-Saint-Germain, qui avait l’air de somnoler enfoui dans une bergère. Il fallut répéter trois fois les noms des nouveaux venus pour qu’il les salue d’une grimace avant de se rendormir.

Les présentations terminées, Aldo prit le siège que lui offrait son hôtesse et demanda :

— Vous parliez à l’instant d’une catastrophe, lady Elsie. J’espère qu’il ne s’agit pas encore…

— Si. Il y a eu un nouveau meurtre. Au Hameau cette fois et l’on a retrouvé le corps d’un fontainier.

— Poignardé, lui aussi ?

— À travers un masque noir.

— Le commissaire Lemercier va pouvoir les collectionner. Vous a-t-il laissé voir l’inscription de l’intérieur ?

— Oui. La même que pour les autres avec cette adjonction : « Cette fois, pas d’erreur ».

— Et l’on sait son nom ?

Ce fut Crawford qui lui répondit après avoir consulté un calepin tiré de sa poche :

— Harel, Ferdinand Harel. L’analogie avec le nom du précédent : Félicien Hanel, est flagrante et je dirais que physiquement les deux hommes offrent une certaine ressemblance : la taille, le dos un peu voûté, les cheveux blonds…

— Et ces gens-là seraient des ennemis de la Reine ? Comment le meurtrier l’entend-il ? Des gens qui la détestent et le font savoir par leurs actes ou leurs écrits – je pense au vieil archiviste ! – ou qui, n’importe comment, attaquent sa mémoire. Ou bien des…

Un étrange phénomène lui coupa la parole : cela tenait du croassement et du sac de noix dévalant un escalier. On se tourna vers la source de ce bruit bizarre : c’était le professeur qui, bien réveillé, ricanait en faisant claquer ses dentiers. Il faillit s’étrangler, vira à l’écarlate, toussa, puis, après avoir avalé la coupe de champagne que son hôtesse lui mit dans la main, reprit d’une voix enrouée :

— L’Histoire, messieurs !… l’Histoire seule peut vous apporter la réponse. Encore faut-il la connaître ! Vous vous attachez aux beaux temps de Versailles et des Trianons, les falbalas, les joyaux, les fêtes mais vous refusez les heures noires ! Vous battez le rappel des grands noms en ignorant les petits…

Une quinte de toux lui coupa la parole. Il la fit passer avec une goulée de vin pétillant, renifla et reprit :

— Les petits, disais-je ! Ceux des vipères qui rampaient dans la boue des prisons ! Tison… Harel, ça ne vous dit rien ?

— Mon Dieu non ! dit Vauxbrun. Ce sont, comme vous le dites, professeur, des noms bien ordinaires ! La seule Harel qui, pour moi, ait marqué l’Histoire est cette Normande qui a inventé le camembert !

La plaisanterie ne détendit qu’à peine l’atmosphère. Crawford tout à coup sembla soucieux :

— Je crois comprendre : les Tison étaient ce ménage d’espions censés servir, au Temple, la famille royale et ne lui ont pas ménagé les avanies, Quant aux Harel…

Ce fut Adalbert qui prit la suite :

— Un bas policier marié à une mégère, n’est-ce pas ? C’est elle qui, à la Conciergerie, a fait échouer le complot de l’Œillet au moment même où la Reine allait quitter sa prison ?

La surprise remonta les sourcils broussailleux du professeur de quelques centimètres :

— C’est exact ! approuva-t-il.

— Bravo ! fit Morosini. Moi qui croyais que tu n’avais jamais rencontré d’autres reines que Néfertiti, Néfertari, Hatshepsout ou Cléopâtre ?…

— Je suis français et j’ai pris le temps de m’intéresser à l’histoire de mon pays. Surtout quand les choses allaient mal… Monsieur de Malden, ajouta-t-il en regardant le diplomate, vous descendez, n’est-ce pas, d’un des trois gardes du corps qui escortaient la famille royale lors de ce malheureux voyage à Varennes ?

— Effectivement. Il suivait la berline à cheval afin de protéger les arrières. Cela lui a coûté la vie par la suite…

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