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Elle le regarda de nouveau, leva un sourcil :

— Hein ? fit-elle.

— Oui… et cela m’ennuie !

— Tu m’en vois ravie ! Cela dit, j’ai besoin de réfléchir et de voir avec Plan-Crépin comment sortir de là avec les honneurs de la guerre…

— Au fait, où est-elle Plan-Crépin ?

— Au château. Ce Ponant-Saint-Germain dont elle raffole y réunit son petit monde dans les jardins pour une sorte de mini-conférence donnée plus ou moins en son honneur ! Si toutefois j’ai bien compris : elle était tellement excitée !…

Marie-Angéline avait été surprise quand, à sa demande de suivre ses cours-conférences sur Marie-Antoinette, Aristide Ponant-Saint-Germain avait répondu en lui donnant rendez-vous ce matin-là à onze heures au bosquet de la Reine. Elle s’attendait plutôt à ce qu’il la reçût chez lui – il habitait une vieille maison du côté de la place Hoche mais s’il préférait le grand air elle n’y voyait pas d’inconvénient. D’autant qu’il faisait un temps superbe… Chaussée de ses plus confortables richelieus et munie d’un plan détaillé du château et des jardins, elle quitta l’hôtel avec une heure d’avance afin de s’y rendre à pied et sans se presser. La distance était en effet appréciable puisque le bosquet en question se trouvait à l’opposé du Petit Trianon à chaque bout d’une diagonale partageant en deux les jardins du Roi-Soleil.

Plan-Crépin avait revêtu pour la circonstance une robe de toile bleue, de ce bleu Nattier que la Reine aimait particulièrement, coiffé un canotier de paille garni de pervenches et s’était munie d’une longue ombrelle blanche à manche d’ivoire qui lui servait de canne quand que le soleil n’était pas trop chaud.

Entrée par la grille du Dragon – les membres du Comité « Magie d’une reine » bénéficiant d’une autorisation permanente –, elle se donna le plaisir de longer entièrement l’immense château, admirant depuis la terrasse où les bâtisseurs l’avait posé comme une offrande au soleil, la sublime perspective qu’ouvrait à partir du bassin de Latone le large ruban bleu du Grand Canal fuyant vers l’horizon. La paix ambiante ajoutait à la majesté des lieux et la vieille fille éprouvait un plaisir accru en se rappelant que ses ancêtres, sous trois règnes, avaient hanté ce palais, ces jardins, ce parc et foulé ce sol de leurs talons rouges. Une assiduité qui les avait pratiquement ruinés, ce qu’aucun – pas même elle ! – n’avait eu le mauvais goût de regretter. Elle s’imagina un instant vêtue de satin et de dentelles, son ample jupe traînant sur le fin gravier, un éventail à la main, coiffée « à l’oiseau royal » ou « à l’enfant », distribuant sourires et révérences aux fantômes scintillants que son imagination lui montrait… Il lui sembla apercevoir le Roi – Louis XV et pas Louis XIV qu’elle n’aimait guère ! –, splendide dans un habit scintillant de diamants, coiffé d’un tricorne bordé de plumes blanches, une main appuyée sur une haute canne, l’autre menant une dame rieuse en robe d’azur miroitant. Incroyable ce que pouvait être évocatrice la légère brume dorée annonçant une journée chaude qui montait des arbres et des eaux !…

Désertes à cette heure, les Grandes Marches glissant le long de l’Orangerie lui firent courir dans le dos un frisson de plaisir. Que de pieds illustres les avaient-ils descendues ! Elle croyait entendre encore leur martèlement, les froissements des robes de cour. En face c’était le ciel immense, en bas, la pièce d’eau des Suisses où l’on patinait l’hiver…

En sonnant onze heures, la cathédrale Saint-Louis abrégea le rêve. Marie-Angéline hâta le pas.

Heureusement elle était presque arrivée au bas des degrés. Il fallait à présent tourner à droite pour entrer dans l’allée en diagonale menant au lieu de rendez-vous. Une sorte de clairière ronde entourée d’essences rares comme le tulipier de Virginie ou le cèdre du Liban avec au milieu une blanche statue de Vénus… à laquelle s’appuyait le professeur emballé de nankin jaunâtre sur un gilet moutarde et une sorte de torsade noire lui tenant lieu de cravate. Une trentaine de personnes se déployaient en éventail devant lui. Apercevant la nouvelle venue il traversa leurs rangs sans trop de douceur pour venir à sa rencontre, ce qui la rendit confuse :

— Je crains d’être en retard, professeur !

— Du tout, du tout ! Vous êtes au contraire juste à l’heure. J’avais prié nos amis de venir quelques minutes avant vous afin de vous annoncer. Évidemment nous ne sommes pas au complet : certains travaillent. Au château en général et vous les connaîtrez plus tard. Voici donc, mes amis, Mlle Marie-Angéline du Plan-Crépin, de vieille noblesse poitevine, qui a souhaité nous rejoindre dans le culte que nous portons à notre Reine martyre !

Il lui présenta plusieurs personnes. Des hommes et des femmes âgés pour la plupart mais tous ces visages affichaient la même expression à la fois satisfaite et extatique des gens conscients d’appartenir à un clan aux aspirations nettement au-dessus du commun des mortels. Plan-Crépin serra quelques mains : celles d’une baronne et d’une vicomtesse, d’un médecin en retraite, d’un homme sans spécialité, de la veuve d’un tapissier du château mais cela n’alla pas au-delà d’une dizaine. Selon le maître, elle aurait tout loisir de faire la connaissance des autres par la suite.

— Procédons ! ajouta-t-il en revenant à la nouvelle venue. Cela peut vous surprendre mais c’est en ce lieu que sont reçus, fondamentalement, ceux qui souhaitent nous rejoindre bien que nous tenions en général nos réunions chez moi, en particulier aux mauvaises saisons…

— C’est une idée très poétique, fit l’impétrante avec suavité. Ne sommes-nous pas dans le bosquet de la Reine ?

Les sourcils broussailleux du professeur se rejoignirent jusqu’à former un petit buisson gris au-dessus de son œil courroucé :

— Ce n’est pas du tout ça ! À l’époque on l’appelait le bosquet de Vénus, fit-il en appliquant une claque sur les jambes de la statue. Ne me dites pas que vous ignorez ce qui s’est passé à cet endroit ?

Marie-Angéline comprit qu’elle aurait mieux fait de se taire. Tous ces gens semblaient personnellement offensés :

— Je… ah oui ! Le bosquet de Vénus !… C’est là que…

Sachant à quel point il aimait parler, elle espérait qu’il compléterait. Il n’y manqua pas :

— … que s’est jouée cette comédie infâme dont les conséquences allaient ébranler le trône et ouvrir la voie à l’ignoble Révolution et aux malheurs dont allait souffrir notre bien-aimée souveraine. Là que cette misérable Jeanne de La Motte qui osait se dire Valois a définitivement asservi le cardinal de Rohan en l’amenant à s’agenouiller devant une fille de joie vêtue des habits de la Reine à laquelle, par l’un de ces coups affreux du destin, elle ressemblait ! Ce qui lui a permis de voler le fameux collier dont la copie se trouve dans notre exposition. C’est d’ici que tout est parti et c’est d’ici que nous partons, nous aussi, pour ce que je ne crains pas d’appeler notre croisade afin que, par-delà les siècles, nos contemporains prennent conscience de l’effroyable injustice, du crime commis contre la plus touchante des victimes…

— Bravo, bravo ! applaudit un petit monsieur à barbiche grise élégamment habillé et portant un œillet à la boutonnière. La seule chose qui me gêne, c’est qu’on ne parle jamais du Roi ! C’est quand même lui qui a été exécuté le premier !

— Je n’irai pas jusqu’à prétendre qu’il l’a mérité mais s’il avait agi autrement il n’aurait pas détruit sa famille ! Il a fait de grosses bêtises et vous le savez bien…

— Essayez d’être honnête ! À ce train, Marie-Antoinette aussi en a fait – puisque que nous en venons là –, la compassion qu’elle avait montrée à votre aventurière, sans oublier l’amusement qu’elle a pris, cachée dans l’une des salles de verdure qui sont autour de nous, en voyant mystifier un homme qu’elle détestait !

— Ah, vous n’allez pas recommencer ! Vous savez ce que je pense de cette ânerie dont, hélas, certains historiens se sont faits l’écho ! Et j’en viens à me demander ce que vous cherchez chez nous, monsieur l’ancien attaché culturel d’Autriche. Plus qu’un autre vous devriez être le dévot absolu de Marie-Antoinette !

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