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Aldo saisit le bras de Marie-Angéline qui ouvrit son vaste parapluie et tous deux foncèrent sous l’averse qui semblait redoubler : chacun de leurs pas soulevait des giclées d’eau. C’était aussi peu propice que possible à la conversation. D’autant qu’une voiture qui passait à vive allure trempa leurs jambes copieusement.

— Quel abruti ! s’insurgea Plan-Crépin qui ajouta aussitôt : Que pensez-vous de Caroline Autié ?

— Que voulez-vous que j’en pense ?

— Vous ne la trouvez pas légèrement capricieuse et même imprévisible ? L’autre nuit, elle vous a fait bon accueil à Adalbert et à vous et, dès qu’elle voit débarquer la police, elle tourne casaque et porte plainte. Ce soir, elle s’accroche à moi pendant l’ouverture de cette sinistre boîte et quand je lui propose notre aide, elle se précipite autant dire dans les bras du vieux « Dur-à-cuire » comme si nous avions la peste ?

— Oh, j’ai remarqué ! — Il avait même remarqué aussi que le regard de la jeune fille se détournait dès qu’il croisait le sien. Disons que ce qu’elle subit en ce moment peut plaider en sa faveur. Et puis, elle est peut-être gênée vis-à-vis de moi qu’elle a proprement envoyé en prison ! À moins qu’elle ne soit pas entièrement convaincue de mon innocence, continua-t-il avec une nuance de tristesse qui n’échappa pas à sa compagne et lui fit froncer le sourcil :

— On dirait que ça vous touche ?

— Pas vraiment, mentit Morosini.

— Un peu tout de même ! Eh bien, si vous voulez mon sentiment, cette « jolie » personne n’est pas aussi innocente qu’il y paraît…

— Qu’est-ce qui vous le fait dire ?

— Je ne sais pas… pas encore, parce qu’il faudra que j’en sache davantage. Mettons que, pour l’instant, c’est une impression. J’ai pitié d’elle et d’un autre côté je m’en méfie. Tenez, ce voyage qu’elle a fait en urgence à Florence pour se rendre au chevet de sa marraine malade qu’elle a prolongé pendant un mois…

— Une maladie peut durer longtemps.

— Celle-là a duré une semaine mais aussitôt ladite marraine a été saisie de l’envie d’emmener sa chère filleule visiter Naples.

— Que voyez-vous d’étonnant là-dedans ? Une convalescence un peu agréable, l’odeur des orangers après celles de la pharmacie…

— Un : c’est loin. Deux : Caroline est sans fortune et gagne sa vie en donnant des leçons de piano… Les leçons de piano ! Ce refuge des filles de bonne famille fauchées ! Je sais ce que c’est, figurez-vous !

— Vous en avez donné ? fit Aldo amusé malgré lui. Je me demande ce que vous n’avez pas fait dans la vie !

— Pas moi ! Ma cousine Isoline. Croyez-moi, à moins d’être professeur au Conservatoire, les parents des bons chéris à qui vous apprenez à aligner trois notes sans en rater une sont ce qu’il y a de plus impossible comme clients. Ils ne voient aucun inconvénient à faire sauter des leçons sans vous prévenir sous les prétextes les plus fumeux, mais si vous vous permettez de prendre le large pendant plus d’une semaine, ils crient au scandale et vont chercher pâture ailleurs. Et malheureusement la profession est encombrée. Alors ?

— Que pourrais-je vous répondre ? fit Morosini en haussant les épaules. Mlle Autié a peut-être plus de réputation… ou plus de moyens que nous ne le supposons, Angelina ! Ce n’est pas elle le problème urgent : c’est ce qui va se passer demain quand le tueur de Trianon ne recevra pas ce qu’il exige…

— À ce sujet, je pense avoir une idée !

— Laquelle ?

On arrivait à l’hôtel, beaucoup moins éclairé à cette heure tardive. Marie-Angéline referma son parapluie et pénétra dans le hall d’un pas décidé.

— Nous voilà rendus ! Je vous raconterai demain. Pour l’instant je vais voir si « nous » dormons ou si « nous » avons besoin d’un peu de lecture…

— Dormir, Tante Amélie, quand nous étions sur le sentier de la guerre ? Elle doit être agitée comme un boisseau de puces et vous en aurez jusqu’à l’aube à lui lire Proust !

C’était on ne peut plus vrai ! Mme de Sommières n’était même pas dans son lit. Drapée dans une robe de chambre en satin ivoire assorti aux rubans qui ornaient son bonnet de tulle à l’ancienne mode, elle se tenait assise près d’une fenêtre entre une boîte de chocolats copieusement entamée et un livre retourné sur les genoux. Elle poussa un soupir de soulagement en les voyant rentrer !

— Qu’en est-il ? demanda-t-elle.

— Rien ! répondit Aldo. La dame portait des bijoux à ses mains et à ses bras mais pas autour du cou ! Aucun pendentif !

— Je l’aurais juré ! Quelqu’un devait savoir qu’elle emporterait une fortune dans sa tombe et l’en aura délestée…

— Non. Les fossoyeurs sont formels. Le cercueil n’a pas été ouvert avant ce soir. Moi je me demande si, au dernier moment, le grand-père ne s’est pas dit que ce serait trop bête d’enfouir une pareille merveille. Il en aura disposé autrement.

— Tu penses qu’il l’aurait vendue ?

— À moins que ce ne soit au « marché parallèle », donc en perdant une grande partie de la valeur, cela m’étonnerait. Cette paire de girandoles a disparu au moment de la fuite de Louis XVI et de sa famille, le 20 juin 1791.

— La Reine les avait gardées avec elle ?

— Non. Une partie de ses joyaux personnels étaient déjà en route pour Bruxelles à destination de l’archiduchesse Marie-Christine, sa sœur. Les autres, elle les avait confiés, avec son indispensable coiffeur Léonard, au duc de Choiseul afin qu’il les emporte à Montmédy où le Roi voulait se retirer au milieu de ses troupes. Il y avait aussi l’habit du sacre de Louis XVI et les bijoux de Madame Élisabeth. Certaines pièces ont été retrouvées mais jamais les larmes de diamant. Or elles comptaient parmi les joyaux préférés de la Reine, si étrange que cela puisse paraître…

— Que vois-tu d’étrange là-dedans ?

— C’est qu’elle a commencé par les détester… enfin si l’on peut dire.

— S’il te plaît, sonne le garçon d’étage !

— Que lui voulez-vous ?

— Comme je sens que tu as une histoire à me raconter, j’aimerais bien un peu de café…

— Ah, non ! protesta Plan-Crépin. Si nous buvons du café, nous ne fermerons pas l’œil avant demain soir et… et je meurs de sommeil ! finit-elle par avouer en se laissant tomber dans un fauteuil.

— De toute façon l’histoire n’est pas longue. Quand l’archiduchesse Marie-Antoinette est arrivée de Vienne pour épouser le dauphin Louis, la comtesse du Barry régnait sur le cœur et sur les sens de Louis XV. Elle était toute-puissante mais ne faisait pas l’unanimité à Versailles. Le parti des princes et la haute noblesse voyaient en elle une ennemie et accueillirent avec joie la petite princesse qui allait devenir tout naturellement leur porte-drapeau…

— Je ne suis peut-être pas très forte en histoire mais ça je le sais, ronchonna la marquise. Abrège, puisque tu me refuses une tasse de café !

— À vos ordres ! La du Barry qui n’était pas stupide comprit fort bien qu’elle avait tout intérêt à se rallier la Dauphine et elle pensa avoir trouvé le moyen quand son joaillier vint lui présenter deux « larmes » de diamants admirables et absolument identiques. Elle les fit monter en pendants d’oreilles et les envoya chez Marie-Antoinette avec une lettre pleine de choses aimables qu’elle espérait transformer en traité d’armistice.

— Et tu dis qu’elle n’était pas stupide ? Mais il fallait être complètement idiote pour s’imaginer que la Dauphine, éblouie, allait se jeter à son cou ? Elle a renvoyé le cadeau, j’imagine ?

— Exactement, mais non sans regrets. L’ensemble était si beau qu’elle n’y a pas résisté. À son tour elle a convoqué Bœhmer et lui a dit qu’elle souhaitait acquérir les larmes mais que les « boutons » de diamants qui les soutenaient ne lui convenaient pas : elle désirait qu’ils fussent remplacés par d’autres pierres lui appartenant afin d’éviter une confusion possible aux yeux des courtisans. Cela fait, la Reine les a souvent portées – surtout lorsqu’elle arborait le « Sancy » dans sa coiffure. Elle tenait à pouvoir s’en parer quand elle résiderait à Montmédy mais les larmes n’y sont jamais parvenues.

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