Les fossoyeurs avaient dû se mettre à l’ouvrage dès la fermeture du cimetière. Ils arrivèrent peu d’instants après les derniers spectateurs, trempés de pluie et portant une lourde bière un peu boueuse mais qui semblait avoir vaillamment supporté l’épreuve du temps et la posèrent sur les tréteaux. Sur un geste de Lemercier ils s’affairèrent à enlever les vis. Non sans difficulté à cause de la rouille.
Aldo détourna les yeux. Il avait toujours eu horreur de ces retours d’un mort à l’air libre mais l’opération de ce soir lui semblait encore plus sinistre. Cela lui rappelait cette nuit où, avec Adalbert et au cœur d’une forêt de Bohême, ils avaient ouvert une tombe perdue pour en arracher un joyau particulièrement maléfique et y ramener la paix. L’immense nature les enveloppait alors de son silence. C’était peut-être la raison pour laquelle l’épreuve de ce soir le choquait davantage. Son regard fit le tour des assistants. Il se posa sur la jeune Caroline visiblement terrifiée, elle se serrait contre Mlle du Plan-Crépin sans permettre à ses yeux de s’arrêter sur le vieux cercueil, cependant que de ses deux mains elle s’agrippait au bras de sa compagne. C’était vraiment idiot d’avoir tenu à venir, sous le prétexte qu’elle était la seule parente restante. À côté d’elle, Lemercier avait l’air de dormir mais sous ses lourdes paupières il suivait intensément la progression du travail. Massif et impassible, Crawford semblait se désintéresser de l’événement. Il allumait tranquillement une cigarette ce qui incita aussitôt Morosini à en faire autant. Le général de Vernois leur jeta coup d’œil indigné qui fit naître un demi-sourire sur les lèvres d’Olivier de Malden. Au cours d’une carrière déjà importante le diplomate devait en avoir vu d’autres. Morosini pensa qu’il lui plaisait. Peut-être parce qu’il lui ressemblait un peu. Désinvolte et élégant, il semblait ne pas attacher aux choses plus d’importance qu’elles n’en méritaient. Seul, au fond, le professeur Ponant-Saint-Germain était à son affaire : brûlant visiblement d’impatience, il ne cessait de se frotter les mains, son maigre cou tendu hors de son col à coins cassés et ses grosses lunettes lui donnant l’apparence d’un vautour guettant sa proie.
Les vis résistaient… Le temps passait. Pour se désennuyer Aldo envoya une pensée à sa femme. Elle devait l’imaginer voltigeant à travers quelque salon illuminé baisant une main, discutant avec un personnage important ou encore dînant dans un restaurant de luxe avec Adalbert mais certainement pas en train de se geler les pieds – il faisait froid dans ce fichu hangar ! – en regardant les fossoyeurs ouvrir un cercueil ! Ou alors elle n’imaginait rien du tout si le jeune Marco lui donnait le moindre souci…
Enfin le couvercle récalcitrant céda dans un craquement. Tout le monde sauf les deux femmes fit un ou deux pas en avant. Le policier, lui, avec une lampe de poche qu’il alluma, projeta un pinceau de lumière sur la forme noirâtre étendue sur ce qui avait dû être du satin blanc. Encore revêtue d’une robe de velours bleu brodée d’entrelacs métalliques, la femme apparut momifiée, les chairs desséchées adhérant encore fermement à l’ossature… À ses bras, à ses doigts ossifiés des bracelets d’or et trois bagues assez belles mais aucun pendentif sur la gorge parcheminée…
Avec un claquement de langue agacé, Lemercier revint à Mlle Autié :
— Le pendentif n’est pas là, mademoiselle ! Comment l’expliquez-vous ?
Elle releva vers lui un visage tiré par l’angoisse :
— Que voulez-vous que je vous réponde, commissaire ? Il a peut-être été volé ?
— En laissant les autres bijoux ? C’est impossible !
— Ce n’est pas mon avis, coupa Crawford. Auprès d’un bijou de cette importance, le reste disparaît. Le voleur, si voleur il y eut, visait la « larme » de diamant et uniquement elle.
Après avoir conféré un instant avec les ouvriers, Lemercier revint vers eux :
— Ces hommes sont formels et ont confirmé mon impression. La bière n’a jamais été ouverte avant ce soir ! Ce qui veut dire que cette femme a été inhumée telle que nous la voyons ce soir et que l’on n’a pas déféré à sa volonté. Et cela je peux le comprendre. C’est pourtant bien ce que vous aviez dit ? demanda-t-il à Caroline.
— Mais oui, gémit la jeune fille, prête à pleurer. Au moment de sa mort, mon grand-père s’est fait apporter le portrait. Il s’est mis à rire puis il a dit : « Ne te fatigue pas à chercher ce joyau. Ma chère Florinde l’aimait à un tel point qu’elle a voulu que je le passe à son cou, peu avant de s’éteindre. Elle est partie en le caressant… et je n’ai pas voulu qu’on le lui enlève. Aussi ai-je veillé à ce qu’il soit toujours en place quand on a refermé le cercueil. Je l’avais dissimulé moi-même aux yeux des employés des pompes funèbres avec une écharpe de soie.
— C’était stupide, s’exclama Morosini, et surtout c’était, selon moi, de l’amour mal placé parce que du moment que vous étiez là, vous étiez infiniment plus digne que cette femme de porter une telle merveille !
— Ce n’était pas son avis. Il l’aimait passionnément. Moi il ne m’aimait pas. En dehors d’elle il n’a jamais aimé personne ! Pas davantage mon cousin Sylvain qu’il a chassé en le traitant de mendiant…
— Mais votre père, votre mère ? Sa première femme ?
— Il ne m’a jamais laissée ignorer ses sentiments envers eux. Sa première femme il l’avait épousée pour sa fortune. Il était très beau et pas elle, elle était riche. Leur fils lui ressemblait trop et quand il a été tué au début de la guerre, grand-père n’a pas versé une larme. On aurait même dit qu’il était content mais plus encore quand ma mère est morte peu après, de chagrin m’a-t-il expliqué. C’était un homme terrible, vous savez ?… Oh, mon Dieu, pourquoi est-ce que je raconte tout ça ? s’écria-t-elle en s’apercevant que ces inconnus l’écoutaient avec attention. Et elle éclata en sanglots. Lemercier n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour poursuivre son interrogatoire, Marie-Angéline s’interposait :
— Vous ne croyez pas que c’est suffisant pour ce soir, commissaire ? Regardez où nous sommes, sacrebleu ! Il fait froid, il pleut et vous passez cette pauvre fille à la question ? Venez, ma chère, nous allons vous ramener, ajouta-t-elle débordante d’une sollicitude qui ne fut guère récompensée.
— Je vous remercie mais c’est inutile, fit soudain Mlle Autié en se détachant d’elle. M. Lemercier m’a amenée ; je pense qu’il aura la courtoisie de me reconduire chez moi.
— Certainement, s’empressa celui-ci. Quelques ordres à donner et nous partons ! Messieurs, mademoiselle ! Merci de vous être dérangés. Si vous voulez bien passer à mon bureau demain à… disons onze heures, nous tirerons les conclusions…
— Ce sera du temps perdu, protesta Crawford. Elles sont toutes trouvées, les conclusions, puisque nous n’avons rien à remettre à l’assassin. Demain à pareille heure vous aurez un nouveau cadavre sur les bras. Que comptez-vous faire pour l’éviter ?
L’autre se rebiffa :
— Je n’en ai pas la moindre idée, sir Quentin, et c’est pourquoi je veux vous voir tous demain à onze heures dans mon bureau. On dit que la nuit porte conseil : une idée viendra peut-être à l’un de vous. Finalement c’est bien vous et votre foutue exposition qui êtes responsables de ce massacre ! Je vous souhaite le bonsoir !
Laissant le gardien et les fossoyeurs remettre les choses en ordre, il conduisit la jeune fille jusqu’à la voiture qui les avait amenés, l’y fit monter puis l’auto s’éloigna sous une pluie qui ne semblait pas disposée à cesser.
— Il serait opportun d’en faire autant, glapit le professeur. Ces temps humides ne valent rien à mes rhumatismes et je sens que je m’enrhume. Si quelqu’un avait la bonté de me rapatrier ?…
— Ma voiture est à votre disposition, offrit aimablement Crawford. Je vais vous ramener ainsi que Mlle du Plan-Crépin et le prince Morosini.
Mais ceux-ci refusèrent d’un commun accord. Le Trianon Palace n’était pas si loin et ils préféraient y rentrer comme ils en étaient sortis. Toujours pour éviter ces messieurs de la presse. Crawford se rabattit sur le général. Quant à Malden il habitait à deux pas…