— Où sont-elles allées ? demanda Marie-Angéline qui écoutait avec passion.
— Justement on n’en sait rien sinon que le coiffeur Léonard à qui Choiseul avait remis l’une des cassettes du trésor au moment de leur séparation les a confiées au marquis de Bouillé, commandant alors la place de Stenay, avant de poursuivre son chemin vers la frontière, que Bouillé a commis son aide de camp à la garde du coffret… et que l’officier a été assassiné dans la nuit. Depuis, on ne sait où sont passées les larmes… Voilà, Tante Amélie, vous en savez autant que moi. À présent je vais aller prendre du repos. Le cher commissaire nous a convoqués pour onze heures…
Le lendemain, les cinq hommes pénétraient avec ensemble dans le bureau de Lemercier. Les mines étaient sombres, en accord avec le temps toujours aussi détestable. La pluie, qui avait fait trêve au lever du jour, revenait de plus belle, charriée par un vent glacé venu du pôle Nord qui s’infiltrait sous les portes et les fenêtres, trop anciennes pour être hermétiques. Cela vous gelait les mains et les pieds aussi agréablement qu’en plein hiver.
Après un salut approximatif, le policier leur désigna des chaises disposées en demi-cercle devant son bureau. À l’évidence, son humeur n’était pas plus bénigne que la veille et l’on s’assit dans le plus grand silence durant quelques secondes, après quoi, usant du privilège de l’âge et du fait qu’il connaissait Lemercier, le général ouvrit le feu :
— Si vous nous disiez ce que vous attendez de nous, commissaire ? Je vous rappelle que le troisième jour est entamé…
— Penseriez-vous par hasard que je l’aie oublié, mon général ? Ce que j’attends de vous, c’est une suggestion pour sortir de ce piège.
— Pourquoi nous ? protesta Malden. J’ai toujours cru que les affaires criminelles recevaient leur solution de la police ?
— Encore faut-il que la police dispose des éléments nécessaires. Or ces éléments sont entre vos mains puisque vous êtes les auteurs de cette exposition, source de tous nos maux…
— Mais d’abord, coupa Morosini, notre homme vous a-t-il fait savoir où et comment nous pourrions lui remettre la véritable « larme » en admettant que nous l’ayons.
— Je ne le sais pas encore. On doit m’en avertir « en temps voulu ». Très certainement au dernier moment, afin de rendre impossible ou au moins très difficile l’installation d’un dispositif policier de quelque importance… N’importe comment, je vous rappelle que nous n’avons pas l’objet… Alors ?
— Nous pourrions faire comme si nous l’avions ? L’idée n’est pas de moi mais de Mlle du Plan-Crépin et je suis son modeste porte-parole. Elle pense que vous pourriez bricoler un joli paquet du faux bijou que l’on a renvoyé et accepter le rendez-vous que l’on vous donnera… Il est probable que l’on ajoutera « Pas de police ! » mais nous pourrions en faire office, tous ici présents, et un vrai détachement serait alors tenu en réserve à proximité. En résumé, ma cousine pense que de cette façon nous aurions au moins une chance d’avoir un contact direct avec ce misérable ou quelqu’un de ses acolytes en admettant qu’il en ait.
— Il en a ! Le laboratoire m’a fait savoir que nous ne nous trouvons pas en face d’un seul assassin mais de trois…
— Que voulez-vous dire ? demanda Crawford.
— C’est pourtant facile à comprendre, ricana le commissaire. Ce n’est pas la même main qui a frappé Tison, Hanel et Harel ni écrit les billets en majuscules. Quant aux inscriptions des masques, elles ont dû être préparées d’avance car le texte de fond est identique partout mais pas les rajouts comme « Désolé, c’est une erreur ! »… Vous voyez que les choses se compliquent…
— En effet ! convint Malden. Cependant l’idée de Mlle du Plan-Crépin ne me paraît pas si mauvaise. En ce qui me concerne je suis disposé à jouer les flics… pardon, je veux dire les « agents de police » sous votre direction. J’ai même une bicyclette à votre disposition au cas où il faudrait se lancer dans une poursuite…
— Je ne sais pas ce que je donnerais sur un vélo, fit le général en riant, mais il n’est jamais trop tard pour apprendre. Et vous, professeur ?
— Moi ? Je n’ai jamais f… mis les pieds sur un de ces engins. Le tramway et le train me paraissent des moyens de locomotion parfaitement satisfaisants mais si vous aviez un tandem ou un tricycle ?
— Pourquoi pas une trottinette ? marmotta Aldo. Ces gens doivent avoir des voitures. N’importe comment, c’est à vous de voir, commissaire, mais je me déclare comme ces messieurs à votre disposition…
— Au fond, pourquoi pas ? soupira Lemercier après un moment de réflexion. Je n’ai rien d’autre sous la main et même si ce n’est pas très légal c’est une chance à courir. La seule qui soit en vue pour l’instant. Aussi, j’accepte votre proposition mais il n’est pas question que vous restiez ici jusqu’à ce que me parvienne le message. La difficulté est là : comment vous réunir rapidement ?
— Oh, c’est facile, fit Olivier de Malden. J’habite à deux pas et si ces messieurs veulent bien accepter… un bridge ou un poker, nous attendrons ensemble votre coup de téléphone et vos instructions…
On se sépara là-dessus, chacun rentrant chez soi afin d’y revêtir des tenues plus conformes à une expédition nocturne mais on devait se retrouver à quatre heures chez Malden. Vu son âge, seul le professeur ne participerait pas.
Crawford, lui, n’avait pas ouvert la bouche. Aldo s’en inquiéta :
— Vous n’avez rien dit, sir Quentin ! Vous n’êtes pas d’accord ?
L’Écossais se mit à rire :
— C’est alors que vous m’auriez entendu. Il y a chez vous une maxime qui prétend que « Qui ne dit mot consent ! » J’y souscris pleinement car, voyez-vous, je ne suis pas bavard… mais je ne peux qu’approuver votre initiative. Ce pourrait même être amusant ! ajouta-t-il. La difficulté va être d’empêcher Léonora de me suivre. Ma femme a l’aventure dans le sang…
— J’en connais une autre…
En rentrant à l’hôtel, Aldo songeait encore à la meilleure manière de présenter les choses pour éviter que Marie-Angéline n’enfourche son cheval de bataille – il en venait même à penser que le mieux serait peut-être de n’en pas parler ! – quand il reconnut la petite voiture rouge d’Adalbert rangée sous les arbres dans l’enceinte de l’hôtel. Celui-là était une trop bonne recrue pour le laisser en dehors de l’expédition.
Le mauvais temps ayant rendu inutilisables les tables de la terrasse fleurie, il trouva sa « famille » réfugiée au bar comme la plupart des autres clients parmi lesquels il reconnut sans peine deux des plus efficaces journalistes parisiens : Berthier du Figaroet Mathieu du Matin.Spécialistes de la rubrique mondaine, on ne pouvait leur interdire de venir boire un verre dans le lieu le plus public du palace. Installés au comptoir sur de hauts tabourets, ils jouaient au « zanzi {6} » en buvant des cocktails sans avoir l’air de rien mais l’on pouvait être sûr que leurs oreilles étaient grandes ouvertes et que leurs yeux voyaient à peu près tout. Ils répondirent aussitôt au salut de la main qu’Aldo leur adressa. Il les avait déjà rencontrés à plusieurs reprises et savait qu’ils étaient aussi corrects que sérieux. Ils ne tentèrent pas de l’approcher, le laissant rejoindre la table où les siens étaient installés.
— Je suis venu vous demander à déjeuner et prendre l’air du temps, sourit Adalbert tandis que son ami prenait place dans l’un des petits fauteuils de velours bleu…
— Pour ce qui est du temps on pourrait trouver mieux mais le déjeuner t’est acquis avec grand plaisir. Tu t’ennuyais de nous ?
— Eh bien oui, figure-toi ! Versailles n’est pourtant qu’à dix-sept kilomètres de Paris mais, depuis que vous vous y habitez, j’ai l’impression que ma rue est au bout du monde.
— Un seul être vous manque et tout est dépeuplé,ironisa Aldo. Or, nous sommes trois ! Pourquoi ne pas demander à la réception s’il reste encore des chambres libres ?