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Mme de Sommières effleura l’une des meurtrissures du cou :

— Est-ce lui qui vous a infligé cela ?

— Il ne se possédait plus. J’ai cru qu’il allait me tuer. Il était furieux de ce qu’il appelait ma trahison. Il a ajouté qu’il ferait ce qu’il fallait pour que je ne revoie jamais Salima…

— Elle vous est chère à ce point ?

— Elle est ma fille !

La marquise « encaissa » bien. La nouvelle était pourtant de taille !

— Comment est-ce possible ? s’enquit-elle dans un souffle.

— Oh, c’est banal ! Je n’avais pas encore épousé Fouad et je séjournais souvent ici. J’ai aimé Ismaïl, le fils d’Ibrahim Bey, et il m’a aimée. Un amour comme on n’en rencontre qu’un dans son existence et qui tout de suite s’est imposé à nous… d’une façon tellement naturelle ! Jamais je n’ai vu un homme aussi beau… ni aussi tendre !

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariés ?

— La classique histoire ! soupira Shakiar en haussant les épaules. Nos familles se haïssaient ! Quand Salima s’est annoncée, nous avons voulu fuir ensemble. C’est alors qu’Ismaïl s’est noyé dans le Nil… ou qu’on l’a noyé ! acheva-t-elle avec un petit rire infiniment triste.

— Et vous n’avez pas su… qui ?

— Je n’ai jamais voulu le savoir. Il n’était plus sur la terre, rien n’avait d’importance. Au début, j’ai songé à le suivre mais pas longtemps ! Il y avait l’enfant que j’attendais et je voulais que ce vivant témoignage voie le jour. Je me suis confiée à ma tante Farida. Elle était veuve, riche et indépendante : elle m’a emmenée à Alexandrie où vivaient certains de ses amis : les Hayoun. Un adorable couple auquel il ne manquait qu’un enfant. Ils ont adopté Salima et, grâce à eux, j’ai pu voir ma fille grandir et devenir la belle jeune fille de maintenant, et il coule de source qu’ils sont restés mes amis les plus chers jusqu’à leur mort. Lui était armateur, elle était anglaise. C’est la raison pour laquelle Salima a fait ses études en Angleterre et aussi en France.

— Mais… Ibrahim Bey ? Comment savait-il ce qu’elle était par rapport à lui ?

— Parce que Omar Ali Hayoun est allé le lui apprendre. Il le connaissait et n’ignorait pas la profondeur de la blessure que lui avait laissée la mort de son fils. Il souhaitait y apporter un peu d’adoucissement. Ce qui, je crois, a été le cas…

— Et il n’a jamais su que vous étiez sa mère ?

— Non, bien sûr ! Hayoun ne lui a dit qu’une semi-vérité en faisant de Salima la fille de sa jeune belle-sœur morte en la mettant au monde. Ce que ses yeux extraordinaires accréditaient ! Maintenant, les Hayoun sont morts tous les deux dans un accident d’auto il y a sept ou huit ans… et il était normal que je m’occupe de leur « fille »… Vous devinez sans peine avec quelle joie… Jusqu’à ces jours derniers… Par tous les dieux ! Où ce démon d’Ali a-t-il pu l’emmener ?

Un ange passa, puis Mme de Sommières remarqua :

— Puisque vous y revenez, sait-il ce que Salima est pour vous ?

Shakiar se leva et fit quelques pas vers le jardin ensoleillé :

— Oui ! Et c’est moi qui le lui ai appris quand il m’a annoncé qu’il voulait en faire sa femme. Je pensais sottement qu’il reculerait devant l’idée d’épouser sa nièce ! J’avais oublié ce qu’il m’avait lancé à la figure…

— Quoi donc ?

— Que les pharaons, nos ancêtres, mettaient leurs propres sœurs dans leur lit et que cette circonstance ne la rendait que plus désirable, puisque au sang très noble et très ancien d’Ibrahim Bey se mêlait le nôtre ! Salima n’en était que plus digne de devenir princesse Assouari… Et voilà où nous en sommes !

D’un geste machinal, Shakiar replaça l’écharpe autour de son cou meurtri et revint vers sa visiteuse qui se releva devant elle d’un mouvement automatique, atterrée par ce qu’elle venait d’entendre. Avec un soupir, la princesse reprit :

— Vous comprenez à présent que je ne peux demander à Salima de témoigner ? Puisque je ne dois plus la revoir. Je n’ai même aucune idée de l’endroit où on la retient et mon unique consolation est de savoir qu’elle est sans doute saine et sauve… À moins que…

Devant la frayeur soudaine qui emplit le regard de la princesse, Mme de Sommières s’inquiéta :

— À quoi pensez-vous ? S’il l’aime autant que vous l’avez dit, elle n’a rien à redouter de son ravisseur.

— De lui, non… mais d’elle-même ? Son amour pour Karim est le reflet exact de celui que j’éprouvais pour Ismaïl. Si elle apprend sa mort, on peut craindre les conséquences de son désespoir. Elle ne voudra pas lui survivre.

— Vous avez survécu, vous ?

— Oui… mais je portais l’enfant de notre amour. Il ne lui reste… que des regrets !

— Et vous n’avez vraiment aucune notion du lieu où on la séquestre ?

— Aucune ! Parce que, même si je crois connaître les possessions de mon frère, il est capable de l’avoir confiée à l’un de ses séides. Ali rêve depuis longtemps de renverser le roi Fouad qui fut mon époux, et il compte de nombreux partisans. Salima peut être gardée chez l’un comme chez l’autre…

Cette fois, Mme de Sommières n’avait plus de questions à poser, seulement à remercier d’avoir été reçue.

— Qu’allez-vous faire à présent ? s’enquit la princesse.

— Prier d’abord pour que ce Béchir s’en sorte… et puis chercher !

Shakiar considéra avec surprise cette grande femme si racée et si élégante en dépit d’un retard considérable sur la mode et qui soutenait son regard de ses yeux verts d’une étonnante jeunesse. Elle semblait même si perplexe que Tante Amélie sourit : elle ressentait l’impression de pouvoir s’attacher cette ex-reine dont elle avait eu, au départ, toutes les raisons de se méfier et qu’elle aurait même dû détester, si l’on s’en tenait à ses relations pour le moins curieuses avec Aldo.

— Non, dit-elle, je ne suis pas la sœur de Sherlock Holmes et ne dirige aucune agence de détectives privés. Je bénéficie d’une foule d’amis et d’une famille extrêmement entreprenante !

— Au nombre de laquelle, par exemple, doit figurer la personne qui s’abrite sous le canotier garni de marguerites qui a l’air de voguer sur les thuyas du jardin ? Et qui semble s’impatienter ?

— Par exemple, en effet ! Il s’agit de ma petite cousine, lectrice et demoiselle de compagnie. Elle est douée de multiples talents…

— Présentez-la-moi ! Je vais la faire chercher !

Un instant plus tard, Marie-Angéline du Plan-Crépin, un peu éberluée tout de même, se retrouvait en train d’adresser une impeccable révérence à « Son Altesse Royale, la princesse Shakiar » qu’elle décorait jusque-là d’épithètes beaucoup moins majestueuses, d’en recevoir un accueil affable et même d’entendre les deux dames s’accorder sur son nom au cas où l’ancienne souveraine aurait un message à communiquer à Mme de Sommières ou même à réclamer sa présence si elle apprenait du nouveau.

Elle fut cependant bien obligée d’attendre que l’on eût repris le bateau avant de lâcher :

— Si nous avions la bonté de consentir à me fournir quelques explications ? Pendant que je me rongeais les ongles dans le jardin, je m’attendais à tout moment que l’on nous mette à la porte !

— Fi ! Quelle horreur ! D’abord, vous devriez savoir que l’on ne met pas à la porte une personne de mon âge et de mon rang, ensuite je croyais vous avoir dit que j’avais rencontré la princesse quand elle était encore reine d’Égypte ? Elle s’en est souvenue !

— Et d’un coup de baguette magique nous sommes devenues des amies inséparables ?

— Pour le fin mot de l’histoire, Plan-Crépin, vous patienterez jusqu’à ce que nous soyons de retour à l’hôtel ! Sachez seulement que je ne regrette pas d’avoir fait cette démarche parce que la situation est plus préoccupante que nous ne l’imaginions !

— Lui avons-nous dit que nous étions la tante du prince Morosini ?

— Pas tout le même jour, Plan-Crépin ! Pas tout le même jour !

Ainsi qu’elle s’y attendait, un silence stupéfait accueillit l’annonce de cette incursion en pays ennemi. Puis Aldo exhala :

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