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Karim convenait volontiers qu’il avait été contrarié en apprenant qu’elle avait décidé de suivre les travaux de Vidal-Pellicorne dans la Vallée des Rois :

— Elle parlait de vous avec tant d’admiration que j’avoue en avoir conçu de la jalousie. Vous aviez la chance de vivre auprès d’elle jour et nuit, à peine séparés par la minceur des toiles de vos tentes, travaillant côte à côte, partageant chaque heure du jour et même de la nuit…

— N’exagérons rien ! grogna l’archéologue qui ajouta brutalement : Nous n’avons jamais partagé le même lit !

— Cela, j’en ai toujours été persuadé. Salima est trop pure pour que la pensée d’abandonner sa virginité avant le mariage puisse l’effleurer. Elle s’est promise à moi, je lui fais confiance, et j’attends sagement mais avec une impatience grandissante que vienne le jour de toutes mes aspirations.

— Cela ne vous a pas consolé un peu quand elle m’a laissé tomber pour rester avec Freddy Duckworth ?

— Consolé ? Absolument pas ! Je le lui ai reproché au contraire comme un manque à la parole donnée…

C’est là que tout se gâtait, car de la défection dans la Vallée des Rois on arrivait tout droit à ce qui s’était passé dans l’île Éléphantine où la jeune fille venait de fouler aux pieds leur amour pour donner sa main à un homme, prince sans doute, riche probablement, mais qui n’en avait pas moins plus du double de son âge et que Karim, d’instinct, avait détesté. Il le savait dur, cruel, sans scrupules, et pourtant c’était vers lui que Salima, sa Salima, s’était tournée, elle qui cependant disait n’envisager la vie qu’auprès de lui. Et ça repartait !

Afin de faire diversion, Adalbert essaya de ramener le sujet sur l’épisode de l’intégration de Salima à l’équipe Duckworth :

— Quand je vous ai demandé pourquoi elle était restée avec cet imbécile, vous ne m’avez pas répondu. Qu’a-t-elle dit ?

— Que ce n’était pas vous – pardonnez-moi ! – qui l’intéressiez mais cette tombe parce qu’elle espérait y trouver un écrit d’une importance primordiale pour les travaux de son grand-père. Vous connaissez certainement la suite ?

— Je crois qu’elle n’a rien trouvé du tout.

— Si, un fragment. Les violeurs de tombes, ne s’attachant guère qu’aux bijoux, avaient agi avec une extrême brutalité et il ne restait plus que des fragments du précieux papyrus.

— Ah bon !

— Oh, elle se reprochait de vous avoir planté là, mais qu’était-ce auprès de ce qu’elle vient de m’infliger alors que j’aurais joué ma vie…

Et on se retrouvait au point de départ : le charme ensorcelant de la jeune fille. Le tout entrecoupé de crises de désespoir et de colère devant lesquelles le confident involontaire se sentait nettement dépassé.

Une fin de nuit et deux jours de ce régime, et Adalbert n’en pouvait plus, même si un bagagiste du Cataract lui avait apporté de quoi quitter enfin son pyjama et retrouver son eau de toilette préférée.

Au soir du troisième jour, il était fermement décidé à appeler Aldo au téléphone pour l’enjoindre de le sauver de cet enfer au plus vite. On allait se mettre à table quand le marteau de la porte retentit. Aussitôt après, Béchir, le serviteur, vint prévenir qu’une femme voilée qui refusait de dire son nom demandait à parler au maître d’urgence.

— Je lui ai dit que tu avais un invité mais elle insiste pour tu la reçoives… et seul. Elle t’attend dans le patio.

— Si vous voulez bien m’excuser, je vais voir ce qu’elle veut, dit le jeune homme en jetant sa serviette sur la table.

La salle à manger donnait, comme les autres pièces de la maison, sur l’agréable cour-jardin. En la quittant, Karim en avait fermé la porte mais Adalbert, poussé par une irrésistible curiosité qui n’était peut-être qu’un pressentiment, alla l’entrouvrir et éteignit la lumière afin qu’aucun rai lumineux ne filtrât. Il avait agi assez rapidement pour entendre l’exclamation de Karim :

— Toi, Salima… ? Mais que viens-tu faire ici à cette heure ?

— Je viens te chercher et je t’expliquerai plus tard. J’ai pu m’échapper de chez Assouari grâce à l’affection de Shakiar. Ali est parti pour Ouadi-Halfa d’où il ne reviendra que demain. Cela nous laisse la nuit devant nous. Il faut que nous partions tout de suite, c’est peut-être notre seule chance !

Même si Karim ne l’avait pas nommée, Adalbert aurait reconnu la jeune fille à sa voix. À présent, il pouvait la distinguer, dans la douce lumière des photophores éclairant le patio, debout contre le jeune homme dont elle entourait le cou de ses bras, svelte et gracieuse silhouette dans le voile noir qui la recouvrait entièrement. Elle venait d’achever sa supplication par un baiser et Karim l’enlaçait déjà. Leur étreinte fut passionnée mais brève. Karim libéra son visage le premier :

— Où veux-tu que nous nous rendions ?

— Peu importe ! Le Caire… Alexandrie… l’Europe… Je dois à tout prix lui échapper ! La seule idée de l’épouser me rend malade…

— Pourquoi avoir accepté ces fiançailles ridicules ?

— Parce que je ne voulais pas qu’il te tue ! Il m’en avait menacée si je refusais de devenir sa femme et il est puissant, tu sais ? J’ai eu si peur, et plus encore lorsque tu as commis la folie de venir à cette horrible fête et qu’il t’a fait jeter dans le Nil…

— Comment le sais-tu ?

— Shakiar me l’a dit. C’est alors que j’ai compris que, mariée ou pas, il ne te laisserait pas vivre parce qu’il ne tolérera jamais le moindre obstacle sur sa route. Il me veut mais aussi ce que je sais sur la Reine Inconnue. C’est lui qui possède la croix ansée volée en Angleterre, lui encore qui a fait tuer le pauvre El-Kouari… et sans doute aussi mon grand-père. Il est le diable, Karim, et je ne veux pas couler des jours désespérés auprès de lui à le regarder détruire mes rêves et piétiner mes idéaux. Car ne t’y trompe pas : s’il veut trouver la tombe de Celle dont on ne sait pas le nom, ce n’est pas pour ouvrir un sanctuaire accessible à quelques privilégiés capables d’en tirer l’enseignement des Grands Ancêtres, mais bien pour en piller les richesses à son seul profit. Sa soif d’or est inextinguible. Alors je t’en supplie, dépêchons-nous de nous enfuir ! Il n’y a pas une minute à perdre !

— Que veux-tu que nous fassions ?

— Fais préparer ton bagage, va chercher ta voiture. Nous passerons au château du Fleuve prendre ce dont j’ai besoin et ensuite…

— Ensuite…

Il l’embrassa de nouveau avec une ardeur qui bouleversa Adalbert et la déposa dans un fauteuil, puis donna ses ordres à Béchir et voulut rejoindre son hôte qui n’avait pas encore rallumé, mais il n’eut même pas le temps d’atteindre la porte : la maison parut exploser. Une dizaine de Nubiens vêtus de noir firent irruption au milieu des plantes qu’ils renversèrent. Et l’action se déroula à la vitesse de l’ouragan. Trois d’entre eux emportèrent la jeune femme, tandis que les autres brisaient la défense que Karim et son domestique tentaient d’opposer. Le métal des poignards étincela dans le clair-obscur et les deux hommes s’abattirent avec un cri qui parut n’en faire qu’un, puis la bande reflua comme une marée noire, emportant sa proie. Adalbert, pétrifié par la stupeur, n’avait pas eu le temps de quitter son poste d’observation pour prêter main forte. Qu’aurait-il pu faire d’ailleurs contre cette bande d’énergumènes, sinon écoper lui aussi d’un coup de couteau ? En revanche, c’était à lui de jouer à présent, et sans tarder.

Se penchant sur les deux corps étendus parmi les débris d’argile, de fleurs et de terre, il vit que, si les blessés étaient gravement atteints, ils respiraient encore. Le téléphone et son annuaire étaient à l’entrée du patio. Il chercha d’abord l’hôpital pour demander médecin et ambulance d’urgence, hésita à appeler la police avec laquelle il ne doutait pas qu’il faudrait palabrer avant qu’elle ne se remue et préféra appeler Aldo. En trois mots il lui expliqua la situation, ajoutant :

— Demande donc à ton cher colonel british s’il veut bien tenter d’arracher le gros Keitoun à ses pistaches ! Il fera sûrement ça plus facilement que moi…

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