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Il y eut un silence que Lassalle rompit après avoir allumé un cigare :

— Vous devriez passer vos bagages au crible. Shakiar est capable de tout !

— C’est fait. Et franchement, je ne vois pas comment on pourrait les y glisser. Je n’ai pratiquement pas quitté mes valises des yeux depuis mon départ du Caire.

— Méfiez-vous quand même : vous allez la revoir. Elle est invitée à la fête du gouverneur. Vous disiez il y a un instant que vous aviez vu le « frère » de ce malheureux chez elle ?

— Je n’ai fait que l’apercevoir depuis le jardin, mais il s’y comportait en propriétaire !

— Intéressant ! Eh bien, mes amis, je vais faire en sorte qu’Ibrahim Bey vous reçoive sans tarder. Lui seul, je pense, peut vous renseigner sur cet homme. Au fait, Adalbert, tu ne m’as pas encore parlé de tes dernières fouilles. Qu’as-tu trouvé ?

— Rien. J’avais d’immenses espoirs parce que j’avais découvert… ou cru découvrir la tombe de la Reine…

De nouveau, Aldo s’évada : il connaissait l’histoire. En revanche, ce qu’il venait d’apprendre ne le comblait pas de joie. Shakiar à Assouan, ce n’était pas pour lui la meilleure des nouvelles. Surtout si elle clamait à la cantonade cette fable de perles volées qu’elle avait sûrement l’intention de lui mettre sur le dos. Il se demanda même si la sagesse ne serait pas d’attraper le premier train en direction de Port-Saïd ou d’Alexandrie et de rentrer chez lui, mais c’était une réaction infantile : son départ serait assimilé à une fuite et il aurait tous les ennuis imaginables à domicile. Et puis il restait cet appel sournois de l’aventure auquel il était incapable de résister.

Quand le silence reprit possession de la terrasse, il se surprit à s’entendre demander où descendait la princesse lorsqu’elle venait à Assouan.

— Elle y possède une villa, je suppose ?

— Sa famille en a une, mais elle lui préfère le Cataract où il est fort rare qu’elle ne trouve pas un pigeon à plumer. Principalement quand il y a une fête chez Mahmud Pacha. On se dispute ses invitations.

— À ce point ?

— Ce n’est pas une lumière et il n’aime dans la vie que le poker et les femmes, mais il sait recevoir. Vous verrez !

— Mais nous ne sommes pas invités ?

— Moi, si, et il suffira que je fasse porter vos noms au palais… En attendant, je vais envoyer un mot à Ibrahim Bey…

Le mot fut efficace. Le lendemain, la réponse arrivait : le prince Morosini et M. Vidal-Pellicorne étaient attendus vers cinq heures du soir.

À l’heure dite, la voiture de Lassalle les menait à leur rendez-vous. On quitta Assouan et, soudain, Morosini eut l’impression de changer de siècle. Perché au-dessus des bouillonnements du fleuve au sommet d’une éminence, où ne poussaient que de rares buissons, une image du temps passé s’offrit à lui : un château de la couleur du désert avait surgi, ressuscitant, en plus réduit, les forteresses dont les croisés avaient émaillé la Terre sainte : murs sévères et sans ouvertures, resserrés autour d’une tour maîtresse, au sommet de laquelle flottait une bannière vert et or. Seuls à ce qu’on appelait le château du Fleuve manquaient les douves et le pont-levis. Une porte mauresque armée de clous et de pentures de fer donnait accès à l’intérieur. Elle était ouverte et un domestique veillait à l’entrée, guettant sans doute l’arrivée des visiteurs qui durent descendre sous le porche, avant d’accéder à un jardin intérieur pavé de dalles blanches et noires, qui ressemblait à l’herbarium d’un monastère : on n’y voyait guère que des plantes médicinales. Une galerie à colonnettes le délimitait, semblable à un cloître. Au seuil de la maison proprement dite, gardé par deux lions de pierre, un autre serviteur en galabieh bleu sombre prit les visiteurs en charge pour les guider à travers deux salles austères meublées de coffres, de tables basses et de divans, avec pour seul ornement de très belles lampes de mosquée en verre rouge gravé d’or. À l’exception du bruit des pas dans la salle, le silence était total. Enfin une porte de cèdre ouvragée s’ouvrit, tandis que le serviteur s’inclinait en livrant le passage : ils étaient dans une vaste bibliothèque presque aussi encombrée que celle d’Henri Lassalle. Assis jusqu’alors derrière une table de travail faite d’un large panneau sur pieds de fer forgé, Ibrahim Bey se leva pour venir à leur rencontre.

Grand et maigre, osseux même, il parut immense à Aldo sous le turban qui le grandissait encore. Son visage présentait des traits profondément sculptés, un nez aquilin, une bouche mince et des yeux réfugiés sous des orbites abritées d’épais sourcils. Il ne souriait pas – à voir sa gravité, on pouvait même se demander si cela lui arrivait ! –, mais son expression était sereine et sa voix rauque et douce à la fois possédait un charme indéniable quand il accueillit les deux hommes :

— Point n’était besoin de recommandation de M. Lassalle, dit-il en désignant l’un des divans placés sous l’unique fenêtre, une ogive de pierre découpant le paysage du fleuve. Je me souviens fort bien de vous, Monsieur Vidal-Pellicorne…

— Je n’osais l’espérer, Excellence !

— Ce n’est pas bon d’être trop modeste. Nous avions eu un entretien trop intéressant pour que je l’oublie. Quant à vous, prince, c’est avec plaisir que je vous reçois puisque vous êtes son ami…

Aldo s’inclina légèrement :

— Je vous remercie, Excellence… et d’autant plus que je crains d’être porteur d’une mauvaise nouvelle concernant l’un de vos serviteurs.

— Bonnes ou mauvaises, elles sont le tissu de notre vie, mais prenez place, je vous en prie !

En même temps, il frappait dans ses mains pour faire apparaître le rituel plateau à café.

— Un serviteur, dites-vous ? s’étonna-t-il après que le porteur de plateau se fut retiré. Aucun ne manque à cette maison pour le moment présent. Où l’avez-vous rencontré ?

— À Venise, où j’habite.

— Mon ami Morosini… commença Adalbert, mais son hôte l’interrompit du geste :

— Cette lettre de M. Lassalle m’apprend ce que je dois savoir ! En revanche, j’aimerais connaître le nom du serviteur en question ?

— Il s’appelait Gamal El-Kouari.

— Et que lui est-il arrivé ?

— Il a été assassiné à deux pas de chez moi, la nuit, dans une rue de Venise. Je devrais dire assassiné et dépouillé, car ses agresseurs ne lui avaient laissé que ses sous-vêtements.

Les épais sourcils blancs se relevèrent cependant qu’Ibrahim Bey détournait les yeux, peut-être pour cacher une émotion :

— Assassiné ! Pauvre Gamal ! Pauvre tête folle !

— Donc, vous le connaissiez ? avança Adalbert qui, en bon conférencier, n’aimait pas les rôles de potiche.

— En effet, mais ce n’était pas mon serviteur. Du moins au sens propre du terme. Il m’était un peu cousin. Passionné par l’histoire non seulement ancienne mais antique comme je le suis personnellement, et ne sachant que faire d’une vie moderne qui lui semblait banale, il m’avait rejoint dans mes recherches et, de cette façon, on peut dire, effectivement, qu’il s’était mis à mon service. Cependant, nous différions dans notre conception de… d’enrichir cette histoire. Ainsi, il était obsédé par la quantité de ces témoins de notre antique civilisation qui s’en allaient au-delà des mers accroître les collections du British Museum – et du musée du Louvre, ajouta-t-il en adressant l’ombre d’un sourire à Adalbert. Cette pensée le mettait hors de lui. Il voulait essayer d’endiguer ce qu’il appelait l’« hémorragie sacrilège » !

— Il n’avait quand même pas l’intention de cambrioler les deux musées ?

— Il était un peu fou, mais pas à ce point-là. Il savait que des restitutions de cette importance ne pouvaient s’effectuer que de gouvernement à gouvernement. Ce qu’il voulait, c’était préserver ce qui n’était pas encore découvert et c’est dans cet esprit qu’il était parti, il y a plus d’un an, pour l’Angleterre. En dépit de mes mises en garde, il s’obstinait à affirmer qu’il rapporterait quelque chose d’essentiel, sans vouloir préciser à quoi il pensait.

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