Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Quand le jour les trouva, peu après Lausanne, ils n’avaient pas accordé au sommeil une seule minute de cette précieuse nuit. Ils n’avaient pas beaucoup parlé non plus. La vie quotidienne cependant reprenait ses droits en même temps que celle du train… et de la sagesse. Tout ce qu’ils avaient joyeusement balayé de leur étroit sanctuaire et qu’il fallait pourtant prendre en considération. Le mot était affreux mais la chose indispensable.

Et malheureusement se séparer. Le plus difficile ! Et sans trop traîner ! Pauline avait choisi de descendre à Brigue, imposant nœud ferroviaire juste avant que le convoi n’entame la montée vers le tunnel du Simplon, d’où elle repartirait rapidement pour Lausanne – d’où il lui serait aisé de regagner Paris. Et le train y serait à 9 h 20.

Elle avait d’abord songé continuer jusqu’à Milan où le grand express européen arriverait à 14 h 40, mais ces quelques heures supplémentaires, il aurait fallu les vivre séparément. Impensable à la suite de tant de divines folies ! Aussi, sur un ultime – et interminable ! – baiser où leurs corps s’épousèrent pour la dernière fois, Pauline, traînant ses mousselines au bout d’un doigt, regagna son compartiment dont la porte se referma derrière elle. Le discret bruit du verrou que l’on tire boucla définitivement l’accès à ce paradis inespéré et d’autant plus pénible à quitter.

Aldo resta un moment le dos collé au battant d’acajou pour laisser à son cœur le temps de reprendre un rythme normal, plongea dans l’étroit cabinet de toilette pour se laver entièrement à l’eau froide, s’habilla et baissa sa vitre afin que l’air du dehors emporte autant que faire se pourrait l’envoûtant parfum de Pauline, ce N° 5 de Chanel qui était déjà pour lui une invite à l’amour…, sortit dans le couloir, alluma une cigarette bien qu’il n’aimât pas fumer avant le petit déjeuner, tira trois ou quatre bouffées, puis la laissa se consumer toute seule dans le cendrier.

L’arrêt en gare de Brigue le trouva au wagon-restaurant où il fit grand honneur au petit déjeuner suisse, le meilleur du monde peut-être. De sa fenêtre il vit passer Pauline tirée à quatre épingles et très élégante à son habitude dans un tailleur aussi Chanel que son manteau de vison gris posé sur les épaules. Il admira aussi les larges lunettes noires qu’un pâle soleil faisait ce qu’il pouvait pour justifier. Tout comme la longue et fine écharpe grise dont était entourée la tête de la jeune femme, accessoires destinés à compenser une coiffure bâclée et des lèvres meurtries par trop de baisers. Quelques heures de repos et un maquillage soigné répareraient les dégâts…

Dans le regard qu’il posait sur elle tandis qu’elle se perdait au milieu des voyageurs se mêlaient l’orgueil d’avoir à ce point conquis une telle femme et un profond sentiment de tendresse. Pour la première fois il lui avait dit « je t’aime ». Elle avait répondu par une sorte de sanglot étouffé qui pouvait traduire une joie longtemps attendue. Avant de se séparer, ils ne s’étaient pas joué la comédie – sincère en général, une fois la passion apaisée ! – des bonnes résolutions. C’était ridicule, chacun d’eux sachant pertinemment à présent qu’ils auraient envie de s’étreindre chaque fois qu’ils se reverraient ! La sagesse consisterait donc à en éviter les occasions le plus possible.

Entre Brigue et Venise, Aldo avait encore dix heures de voyage. Incapable de dormir, il en employa deux à se restaurer. Lui en restait par conséquent huit à faire son « examen de conscience ». Et ce n’était pas le plus facile parce que la séance d’introspection passait d’abord par Lisa.

Pourrait-il vraiment plonger son regard dans les profondeurs violettes du sien, la tenir dans ses bras, la caresser avec, dans les yeux, l’image du visage de Pauline à l’instant suprême, dans les oreilles le cri qu’il avait étouffé sur sa bouche, dans les mains la douceur veloutée de sa peau ?

La réponse immédiate fut : non. Non ! Trois fois non ! Et s’il se maudit d’avoir cédé à l’irrésistible tentation, même s’il ne l’avait ni voulue ni cherchée, il était bien obligé de s’avouer qu’il en rêvait depuis que le nom de Belmont avait été prononcé devant lui et qu’il se sentait vraiment coupable ! Rentrer à Venise dans cet état était impensable. Pas ce soir ! Pas si tôt ! Lisa était bien trop fine, surtout si sa jalousie s’éveillait, pour ne pas déceler sur lui la trace de celle qui devenait « l’autre » ! Elle rejetterait son mari infidèle avec dégoût et de cela il ne voulait à aucun prix. Lisa était sa femme, la mère de ses enfants, elle était à lui et la seule idée de la perdre lui serrait le cœur. Leur amour était de ceux que rien ne peut briser… Sauf justement ce qui venait de se passer, surtout en disant à Pauline qu’il l’aimait. Était-ce d’ailleurs la réalité même si, à cet instant-là, il avait été sincère ?

Ce qu’il fallait, c’était gagner du temps. Mais comment ?

Le train atteignait le lac Majeur en approchant de Stresa. Endroit idyllique s’il en fut où, au bord du lac ou voguant dessus pour admirer les îles Borromées, on rencontrait plus d’amoureux que de piétons solitaires. À fuir, et comme la peste ! Mais une heure et demie plus tard, ce serait Milan… dernier arrêt avant Venise !

Aldo y connaissait pas mal de monde et s’y rendait plusieurs fois par an pour ses affaires. Ses habitudes étaient attachées à l’hôtel Continental, le plus ancien palace de la ville, où il était certain de trouver le confort, le repos et le calme – sauf au bar, des plus courus ! – dont il avait le plus urgent besoin. Après tout, rien ne l’obligeait à rentrer ce soir à Venise puisqu’il avait eu la bonne idée de ne pas annoncer son retour afin d’en faire la surprise à sa famille… Sa décision fut vite prise. Il sonna Albert qui apparut presque instantanément.

— Je vais descendre à Milan, l’informa-t-il. Vous voudrez bien, en arrivant, faire déposer mes bagages à la consigne ?

— Bien sûr, Excellence ! Y a-t-il quelqu’un à prévenir ?

— Non. Personne ne m’attend. Vous serez gentil de remettre la clef au chef de gare Bronzini ! recommanda-t-il en y ajoutant un billet de banque.

Il ne conservait que la mallette contenant le minimum nécessaire pour un ou deux jours et, dans le double fond, les joyaux achetés à la vente Van Tilden. Cependant le fonctionnaire s’inquiétait.

— Monsieur le prince ne se sent pas bien ? Je lui trouve moins bonne mine qu’hier !

— Vous ne le savez sans doute pas, mon cher Albert, mais je ne dors jamais dans un sleeping !

Ce qui était faux. C’était même l’un des endroits au monde où il dormait le mieux, bercé par le rythme des bogies. Il n’en alla pas moins s’examiner dans le miroir. Tout à l’heure en se rasant il n’y avait pas pris garde, mais Albert avait raison en disant qu’il n’avait pas l’air brillant. Il est vrai qu’une nuit aussi agitée que celle qu’il venait de vivre pouvait compter double… surtout quand la précédente n’avait pas été fameuse. Il l’avait occupée en fumant cigarette sur cigarette tourmenté par le virage brutal que la Torelli avait imposé à sa vie. Jamais Adalbert ne l’avait regardé avec cette fureur… proche de la haine. Oui, c’était cela qu’un instant il avait lu dans ses yeux. Et ce regard l’avait tenu éveillé presque toute la nuit… Si l’on y additionnait les heures brûlantes dans les bras de Pauline, il ne fallait pas s’étonner du résultat... et il avait été sagement inspiré en décidant de descendre à Milan. Infliger cette figure à Lisa eût relevé de la démence : ou bien, le croyant malade, elle l’aurait fourré au lit en déployant tout l’arsenal de remise en forme suisse, ou bien elle aurait deviné la vérité et, ça, ce n’était pas pensable ! Elle aurait pris ses enfants sous le bras et serait partie pour Vienne en lui disant qu’il ne la reverrait jamais !

Le Continental lui offrit tout ce qu’il en espérait : une chambre calme, une vaste baignoire qu’il remplit d’eau délicieusement chaude additionnée de sels de bain à la lavande, un dîner léger qu’il se fit servir à domicile, enfin un lit, qui aurait pu accueillir trois personnes, aux moelleuses profondeurs et où il plongea comme dans un nuage pour un sommeil sans rêves dont il émergea douze heures plus tard, les idées remises à neuf. Une douche froide, un solide petit déjeuner et il se sentit de nouveau frais comme un gardon et prêt à reprendre la vie à pleins bras !

45
{"b":"155360","o":1}