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— Non. Vous avez raison. Je vais…

Aldo n’en entendit pas plus : une main large comme un battoir à linge et ornée de quelques poils bruns et frisés venait de couper la communication. En même temps la source de lumière que déversait la fenêtre voisine se trouva occultée par une résurgence d’homme des cavernes barbu, moustachu, assez bien habillé d’ailleurs, qui dardait sur lui un sourire féroce et un regard de matou hargneux voisin de celui de Plan-Crépin quand elle était en colère. Simultanément une voix de basse-taille susurrait :

— Intéressant, tout ça ! On téléphone à qui ?

S’il était une chose dont Morosini avait horreur, c’était qu’on le traite en petit garçon sous le prétexte que l’on dominait son mètre quatre-vingt-trois d’une quinzaine de centimètres ! Il répondit d’un ton sec :

— Commissaire principal Langlois, 46, quai des Orfèvres à Paris… et dont vous connaissez certainement le numéro. Vous devriez le rappeler, ne serait-ce que pour vous excuser de lui avoir coupé la parole. Il a le cuir sensible !

— On verra plus tard ! Pour l’instant nom, prénom, âge et qualité ! fit le policier en sortant un carnet et un crayon.

Sa voix portait loin et attira Adalbert.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien ! Ça ne vous regarde pas !

L’archéologue considéra un instant le phénomène et afficha un sourire enjôleur.

— Moi, je crois que si, parce qu’on fait une paire, mon camarade et moi. À qui ai-je l’honneur ?

— Inspecteur Savarin, présenta Aldo. De la police de Chinon. On en est au contrôle d’identité. Mais tu vas devoir y passer aussi ! ajouta-t-il en sortant son passeport qu’il présenta ouvert et le policier, bien sûr, tiqua :

— Prince… Morosini, de Venise ?

Puis brama :

— Encore un de ces fichus Italiens ! Comme ceux du château ? Mais ce n’est pas possible, c’est une invasion ?… Et vous, continua-t-il à l’adresse d’Adalbert, vous en êtes aussi ?

— Ah non ! protesta l’interpellé qui avait envie de rire en lui tendant sa carte d’identité. Moi, je suis un brave petit Français moyen !

— Et vous faites quoi ?

— Archéologue ! C’est écrit là…

— Bon, je les garde… provisoirement ! En attendant, vous allez venir avec moi !

— Et où ?

— À Chinon pour qu’on prenne vos dépositions ?

— Vous ne pensez pas, opposa Aldo qui commençait à bouillir, qu’il serait plus judicieux de se mettre à la recherche de Michel Berthier qui est, paraît-il, accusé de meurtre et dont nous avons grand-peur qu’il ne lui soit arrivé un sérieux problème ? J’ose vous rappeler qu’il a disparu depuis quatre jours !

— Mais on s’y active, figurez-vous ! Et comme vous me semblez avoir plein de choses à m’apprendre, on va s’en occuper dans les règles à mon bureau !

— Bon ! fit Aldo, conciliant. Je vais chercher la voiture !

— Inutile. Elle peut dormir au garage… et on vous ramènera ! Chinon n’est jamais qu’à cinq kilomètres !

— On pourrait aussi revenir à pied, marmotta Aldo entre ses dents.

Le policier l’avait entendu, et riposta même jeu :

— … ou ne pas revenir du tout !

Aldo préféra ne pas insister. Non sans une certaine mélancolie, il pensa qu’il devait traîner, accrochée à ses basques, une espèce de malédiction qui le rendait antipathique à première vue à la gent policière de quelque pays que ce soit ! À peine entrevu, ils se ruaient sur lui, portés par une sorte de frénésie gourmande. Avec le temps il avait réussi à vaincre l’antipathie initiale de Langlois comme du Britannique Warren jusqu’à en faire des amis, mais ce n’avait pas été sans mal. Seul Phil Anderson, le patron de la police métropolitaine de New York, l’avait traité cordialement mais c’était bien le seul et c’était grâce à une recommandation de Warren. Tous les autres, sous toutes les longitudes, l’avaient traité en gibier de potence qu’il convenait de retirer le plus vite possible de la circulation. Rien n’avait changé et c’était reparti pour un tour ! Il en vint à conclure que Lisa avait raison : on ne devrait jamais quitter Venise !

En dépit de ses idées sombres, il se laissa séduire par ce qu’il voyait. La campagne était ravissante et il aima tout de suite Chinon, ses maisons blanches coiffées d’ardoise bleutée étirées le long de la Vienne, sous l’œil débonnaire d’une monumentale statue de Rabelais, d’une autre plus guerrière de Jeanne d’Arc et sous la protection d’une immense ruine féodale accrochée au coteau. Des platanes la soulignaient, faisant de ses quais une agréable promenade qu’il devait faire bon, le soir, longer en compagnie d’un cigare en regardant les étoiles se refléter dans l’eau. La Vienne, à cet endroit, était toute proche de son union avec la Loire. Elle était large, splendide et toute bruissante du cri des martins-pêcheurs. Une île qu’enjambait le pont gisait en plein milieu comme un joyau entre deux rubans d’argent.

Élevé par une mère restée française au fond du cœur, il n’ignorait rien d’une histoire dans laquelle l’épopée de Jeanne, la Pucelle aux voix célestes, occupait une belle part. Or c’était à Chinon qu’elle avait rejoint le roi Charles, puis joué un rôle si éclatant en donnant la chasse aux Anglais. En dépit de ses soucis, Aldo aurait aimé errer dans les rues étroites, si typiquement médiévales, qui avaient vu parader la jeune fille sur son cheval blanc. Il imaginait la curiosité mâtinée de ferveur chez ceux qui la regardaient passer. Elle devait être…

Un coup de coude dans les côtes le ramena sur terre.

— Tu sais qu’on est à deux doigts de l’arrestation ?

— Euh… oui.

— Et ça t’enchante à ce point-là ? À quoi penses-tu avec ce sourire ?

— Je suis retourné cinq siècles en arrière. À Jeanne d’Arc montant au château. C’est si facile de l’imaginer dans ce merveilleux vieux quartier que les gens du pays ont si intelligemment su conserver !

— Pense plutôt à ce merveilleux commissariat de police fleurant joyeusement la sueur et le tabac refroidi.

Adalbert se trompait. Occupant quelques pièces du rez-de-chaussée de la mairie, le commissariat était un modèle d’ordre et de propreté sentant bon l’encaustique et le café. Savarin les introduisit dans un couloir vitré contre les murs duquel s’alignaient des bancs qu’on les invita à occuper avant que leur mentor ne s’éclipse par la porte du fond qui, elle, n’avait pas de carreaux. Sans doute le bureau du patron où Savarin disparut en oubliant de frapper… Il en ressortit presque aussitôt, visiblement mécontent, s’assit entre ses deux « suspects », poussa un énorme soupir, extirpa une pipe de sa poche et entreprit de la bourrer.

— On peut en faire autant ? demanda Adalbert, mais il n’eut pas le loisir de prendre la sienne : la porte s’ouvrait et le commissaire en sortit, escortant avec toutes les marques du respect un homme d’un âge respectable, très grand et très maigre qu’il accompagna au bout du couloir tandis que, rassemblant ses troupes, Savarin les propulsait dans le bureau déserté où le commissaire Desjardins revint peu après pour considérer ces bobines nouvelles qu’on lui amenait.

— Qui sont ces messieurs ? s’enquit-il en leur désignant deux chaises.

— Les suspects que je vous ai annoncés, patron ! Des amis de l’assassin dans l’affaire Dumaine.

— En quoi sont-ils suspects ?

— D’abord d’usage de fausse identité. Je les ai trouvés à l’auberge de Maréchal où ils venaient déjeuner en usurpant la qualité de journalistes.

— Que nous ne sommes pas, je l’admets volontiers, Monsieur le commissaire, coupa Adalbert. Seulement des amis de ce pauvre Berthier – qui lui en est un vrai – envoyés à sa recherche sur la prière de sa jeune femme qui n’a plus de nouvelles depuis quatre jours. Il nous est apparu que nous aurions les coudées plus franches en nous présentant sous le couvert de membres de la presse pour essayer de savoir ce qu’il est devenu. C’est un remarquable reporter et un charmant garçon…

— Remettons à plus tard le plaidoyer ! Qui êtes-vous en réalité ?

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