Très loin, par-dessus des stades et des stades de brousse, on revit les méandres de la rivière et l’océan miroitant. Mais l’horizon était bouché par les molles collines du Pot d’Écume.
Peu à peu, le sol fut moins déclive. On passa quelques chauves mamelons avant d’atteindre une étendue balayée par les vents d’ouest. L’interminable colonne serpenta longtemps encore parmi les collines, les entonnoirs et les vallées sèches entaillant le plateau. L’avance obstinée des oms mettait en fuite des troupeaux de cervuses, qui disparaissaient en quelques bonds dans la pierraille des canyons.
Très haut, des pics altiers dominaient comme un décor de théâtre ce paysage de fin du monde. Le bruit des chars courait par vagues sourdes, ondulait en sonores interférences avant de se perdre aux lointains. Et ce concerto monotone berçait la marche des oms.
Soudain, l’espace vibra d’une musique plus stridente. On crut d’abord qu’un char s’enrouait dans un effort imprévu. Mais peu à peu, tous les visages se renversèrent vers les nuages. Le bruit venait de là-haut.
Alors, la foule médusée vit apparaître une sphère lourde et ronde, comme un gigantesque poing menaçant, prêt à s’abattre sur le destin des oms libres.
Venue de l’ouest, la sphère se rapprocha dangereusement du plateau. Elle parut courir à la pointe des herbes, ricocher le long d’un tremplin naturel, reprit de la hauteur et tournoya longuement au-dessus des émigrants.
Après le premier moment de stupeur, un flottement disloqua les rangs. Des porteurs jetèrent leur charge et coururent au hasard. Certains roulèrent au fond d’avens traîtreusement ouverts sous leurs pas. Mais courir ne servait à rien. Où aller? L’immense troupeau parut le comprendre et s’immobilisa bientôt, à peine éparpillé, nu et sans défense sur le dos calcaire du plateau.
La sphère se rapprocha de nouveau et, prenant la colonne désorganisée en enfilade, vola tout le long d’elle. Sur son passage, la frayeur jetait les oms sur le sol. De proche en proche, ils parurent fauchés par une onde de choc.
Hébétés, ils gardèrent la pose longtemps après que la fusée eut disparu vers l’ouest après avoir effectué un grand détour au-dessus des jungles.
Le bruit s’apaisant, on entendit les recommandations diffusées par les chars où les pilotes clamaient les ordres de l’Édile.
— Vous ne vous êtes pas trompés, oms, c’était bien une sphère draag. Faites confiance à votre Édile et reprenez la marche. La nuit va tomber bientôt et la ville est proche. La ville où tout est prévu pour votre sauvegarde!
Chacun obéit et la colonne s’étira de nouveau vers son but. L’événement avait délié les langues nouées par la fatigue. Un bourdonnement montait de la foule.
— Une sphère draag!
— Pourquoi n’a-t-on pas tiré dessus?
— Il paraît que l’Édile l’a défendu!
— J’comprends pas.
— Mais alors, si les draags savent que l’Exode a réussi, le…
— Tais-toi donc! L’Édile sait ce qu’il fait. Et puis après tout, la ville est proche. Ça fait des jours qu’elle contient déjà des cent mille et des cent mille oms. C’est peut-être une vraie forteresse!
— Il paraît que…
— On m’a dit que…
— Un vrai paradis, bien sûr!
— C’est bien mieux qu’au vieux port!
Peu à peu, le crépuscule descendit, noya les horizons, cerna le champ visuel de chacun à ses plus proches voisins.
Quand la nuit fut totale, on buta sur un barrage de chars surgis de l’obscurité, avant de comprendre qu’on était arrivé aux portes de la cité promise.
Beaucoup furent déçus. Ils s’attendaient à voir des murs rassurants, des lumières, des banderoles, des tours hérissées de lance-rayons.
Or, il n’y avait rien. Rien que la nuit où des lampes isolées se balançaient çà et là. Rien que des voix monotones lançant des ordres blasés:
— Stop! Suivez votre char de section à gauche. À gauche, j’ai dit!
— La section suivante, avancez tout droit!
— Non, non, par rangs de trois personnes à la fois; avançons, avançons!
Et puis des appels:
— Douce!
— Rouquin!
— Allons, pas de désordre!
— Suivez vos chars!
— On n’y voit rien!
— Blonde!
— Ne cherchez pas vos omes, vous les retrouverez dans la ville. Personne ne peut perdre personne, ici!.. Allons!
Quelqu’un parla sous le nez d’un guide.
— Drôle de comité d’accueil! Je croyais qu’on aurait droit à une petite fête. Ça se fête, non, la dernière colonne d’émigrants?
Le guide recula son visage pour fuir une haleine fiévreuse.
— Allons, allons, avancez!
Tout cela au milieu des cris, des conversations, des questions, des ordres, des piaillements d’omes et d’enfants.
Chacun récriminait plus ou moins, aigri par les fatigues de la marche. Mais chacun sentait aussi battre son cœur à l’unisson d’une immense foule. Chacun réprimait dans le noir un sourire personnel, issu de la satisfaction de se sentir épaulé, bousculé par la présence rassurante des autres.
Grisés par le bruit martial des chars, par la présence toute proche d’une cité, par le piétinement infini du troupeau, les oms sentaient germer dans leurs cœurs une plante vivace, une plante qui poussait délicieusement ses racines intimes dans leurs tripes: le sens d’un bonheur collectif, une impression de force et de nombre qui faisait oublier les meurtrissures, les pieds blessés, la soif et la poussière.
Un grondement impératif de machine couvrit l’immense murmure. À grands coups de pinceaux lumineux, un char frayait sa route dans la multitude, tandis que, ouvert en grand, un haut-parleur clamait:
— Place! Place au char de l’Édile!
Et tous sentirent confusément la noblesse de la formule. Une espèce de poésie de la puissance dilata tous les cœurs. Chacun nargua en secret les draags et leurs sphères. L’ordre fut répété par cent, par mille bouches, transformé en vivats.
— Place à l’Édile! Place au char de l’Édile! Vive l’Édile! Bonheur sur l’Édile! Bonheur! Place au char!..
Le bruit de la lourde machine ébranla des voûtes, ses phares éclairèrent des parois scintillantes de cristaux. Et chacun s’aperçut qu’il marchait sous terre depuis déjà longtemps. Trompés par la nuit, les oms ne s’étaient pas vus entrer dans les grottes.
Les voix ne se perdaient plus dans la brise du plateau. Elles ricochaient, sonores, faisaient trois tours, revenaient sur elles-mêmes, s’enroulaient en d’étranges danses acoustiques. On provoqua les échos avec des rires d’enfants:
— Ho!
«Ho! Ho! Ho, ho, o, o…»
— Ha!
«Ha! Ha, a, a…»
— Vive l’Édile!
«Édile! Édile, dile, ile…»
— Ho! Ha! Édile, dile, o, a, Ha! Dile, o…
Ce fut un vrai vacarme de fête foraine, dominé par le brouhaha trop fort et incompréhensible des recommandations officielles.
Soudain, un grondement terrible suspendit ces jeux. Quelque chose d’énorme roulait au flanc des rocs, faisait voler en éclats un cristallin jeu d’orgues, s’écrasait en mille projectiles pesants qui roulaient encore avant de plonger lourdement dans un lac sans fond.
Les oms se turent, angoissés. La voix d’un guide devint audible:
— … Dangereux de faire du bruit! Certains rocs ne tiennent que par un fil et peuvent se décrocher brusquement!
On s’aperçut alors que les chars avaient disparu. Ils avaient dû obliquer par des voies réservées aux parcours rapides. Et leur bruit de ferraille s’était perdu dans les entrailles du sol.
Des «chut» coururent dans le noir. Tout le monde progressa en silence. On entendit alors chanter l’âme des grottes.
C’était, immense dans la nuit, le son A… un A magnifique et discret, éternellement chuchoté, inquiétant et interminable, soufflé comme une haleine par des gouffres invisibles. Puis, suivant les détours du trajet, un «Oooo!» sourd et profond. Et les oms aveugles peuplaient l’ombre d’hallucinations. Ils devinaient des entonnoirs ouverts comme des gueules, sur leur passage. Et puis des lèvres de pierre, distendues en grimaces figées.