VII
Il n’était pas loin de dix heures lorsque monsieur Méchinet, que j’escortais toujours, sonna à la porte de son appartement.
– Je n’emporte jamais de passe-partout, me dit-il. Dans notre sacré métier, on ne sait jamais ce qui peut arriver… Il y a bien des gredins qui m’en veulent, et si je ne suis pas toujours prudent pour moi, je dois l’être pour ma femme.
L’explication de mon digne voisin était superflue: j’avais compris. J’avais même observé qu’il sonnait d’une façon particulière, qui devait être un signal convenu entre sa femme et lui.
Ce fut la gentille madame Méchinet qui vint nous ouvrir.
D’un mouvement preste et gracieux autant que celui d’une chatte, elle sauta au cou de son mari, en s’écriant:
– Te voilà donc!… je ne sais pourquoi, j’étais presque inquiète…
Mais elle s’arrêta brusquement: elle venait de m’apercevoir. Sa gaie physionomie s’assombrit, et elle se recula; et s’adressant autant à moi qu’à son mari:
– Quoi! reprit-elle, vous sortez du café, à cette heure!… cela n’a pas le sens commun!
Monsieur Méchinet avait aux lèvres l’indulgent sourire de l’homme sûr d’être aimé, qui sait pouvoir apaiser d’un seul mot la querelle qu’on lui cherche.
– Ne nous gronde pas, Caroline, répondit-il, m’associant à sa cause par ce pluriel, nous ne sortons pas du café et nous n’avons pas perdu notre temps… On est venu me chercher pour une affaire, pour un assassinat commis aux Batignolles.
D’un regard soupçonneux, la jeune femme nous examina alternativement, son mari et moi, et quand elle fut persuadée qu’on ne la trompait pas, elle fit seulement:
– Ah!…
Mais il faudrait une page pour détailler tout ce que contenait cette brève exclamation.
Elle s’adressait à monsieur Méchinet et signifiait clairement:
– Quoi! tu t’es confié à ce jeune homme, tu lui as révélé ta situation, tu l’as initié à nos secrets!
C’est ainsi que je l’interprétais, ce «ah!» si éloquent, et mon digne voisin l’interpréta comme moi, car il répondit:
– Eh bien! oui. Où est le mal? Si j’ai à redouter la vengeance des misérables que j’ai livrés à la justice, qu’ai-je à craindre des honnêtes gens?… T’imaginerais-tu, par hasard, que je me cache, que j’ai honte de mon métier…
– Tu m’as mal compris, mon ami, objecta la jeune femme…
Monsieur Méchinet ne l’entendit même pas. Il venait d’enfourcher – je connus ce détail plus tard – un dada favori qui l’emportait toujours.
– Parbleu! poursuivit-il, tu as de singulières idées, madame ma femme. Quoi! je suis une des sentinelles perdues de la civilisation, au prix de mon repos et au risque de ma vie, j’assure la sécurité de la société et j’en rougirais!… Ce serait par trop plaisant. Tu me diras qu’il existe, contre nous autres de la police, quantité de préjugés ineptes légués par le passé… Que m’importe! Oui, je sais qu’il y a des messieurs susceptibles qui nous regardent de très haut… Mais sacrebleu! je voudrais bien voir leur mine si demain mes collègues et moi nous nous mettions en grève, laissant le pavé libre à l’armée de gredins que nous tenons en respect!
Accoutumée sans doute à des sorties de ce genre, madame Méchinet ne souffla mot, et bien elle fit, car mon brave voisin ne rencontrant pas de contradiction, se calma comme par enchantement.
– Mais en voici assez, dit-il à sa femme. Il s’agit pour l’instant d’une chose bien autrement importante… Nous n’avons pas dîné, nous mourons de faim, as-tu de quoi nous donner à souper?…
Ce qui arrivait ce soir devait être arrivé trop souvent pour que madame Méchinet se laissât prendre sans vert.
– Dans cinq minutes, ces messieurs seront servis, répondit-elle avec le plus aimable sourire.
En effet, le moment d’après, nous nous mettions à table devant une belle pièce de bœuf froid, servie par madame Méchinet qui ne cessait de remplir nos verres d’un excellent petit vin de Mâcon.
Et moi, pendant que mon digne voisin jouait de la fourchette en conscience, considérant cet intérieur paisible qui était le sien, cette jolie petite femme prévenante qui était la sienne, je me demandais si c’était bien là un de ces «farouches» agents de la sûreté qui ont été les héros de tant de récits absurdes.
Cependant la grosse faim ne tarda pas à être apaisée, et monsieur Méchinet entreprit de raconter à sa femme notre expédition.
Et il ne racontait pas à la légère, il descendait dans les plus menus détails. Elle s’était assise à côté de lui, et à la façon dont elle écoutait, d’un petit air capable, demandant des explications quand elle n’avait pas bien compris, on devinait l’Égérie bourgeoise habituée à être consultée et qui a voix délibérative.
Lorsque monsieur Méchinet eut achevé:
– Tu as fait une grande faute, lui dit-elle, une faute irréparable.
– Laquelle?…
– Ce n’est pas à la préfecture qu’il fallait aller, en quittant les Batignolles…
– Cependant, Monistrol…
– Oui, tu voulais l’interroger… Quel bénéfice en as-tu retiré?
– Cela m’a servi, ma chère amie…
– À rien. C’est rue Vivienne, que tu devais courir, chez la femme… Tu la surprenais sous le coup de l’émotion qu’elle a nécessairement ressentie de l’arrestation de son mari, et si elle est complice, comme on doit le supposer, avec un peu d’adresse tu la confessais…
J’avais bondi sur ma chaise à ces mots.
– Quoi, madame, m’écriai-je, vous croyez Monistrol coupable!…
Après un moment d’hésitation, elle répondit:
– Oui.
Puis très vivement:
– Mais je suis sûre, entendez-vous, absolument sûre, que l’idée du meurtre vient de la femme. Sur vingt crimes commis par les hommes, quinze ont été conçus, ruminés et inspirés par des femmes… demandez à Méchinet. La déposition de la concierge eût dû vous éclairer. Qu’est-ce que cette madame Monistrol? Une personne remarquablement belle, vous a-t-on dit, coquette, ambitieuse, rongée de convoitises et qui mène son mari par le bout du nez. Or quelle était sa position? Mesquine, étroite, précaire. Elle en souffrait, et la preuve c’est qu’elle a demandé à son oncle de lui prêter cent mille francs. Il les lui a refusés, faisant ainsi avorter ses espérances. Croyez-vous qu’elle ne lui en a pas voulu mortellement!… Allez, elle a dû se répéter bien souvent: “S’il mourait, cependant, ce vieil avare, nous serions riches, mon mari et moi!…” Et quand elle le voyait bien portant et solide comme un chêne, fatalement elle se disait: “Il vivra cent ans… quand il nous laissera son héritage, nous n’aurons plus de dents pour le croquer… et qui sait même s’il ne nous enterrera pas!…” De là à concevoir l’idée d’un crime, y a-t-il donc si loin?… Et la résolution une fois arrêtée dans son esprit, elle aura préparé son mari de longue main, elle l’aura familiarisé avec la pensée d’un assassinat, elle lui aura mis, comme on dit, le couteau à la main… Et lui, un jour, menacé de la faillite, affolé par les lamentations de sa femme, il a fait le coup…