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Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit à mes regards bien des scènes émouvantes et terribles. En effet, nous traversions alors toute cette partie de la Méditerranée si féconde en sinistres. De la côte algérienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage, que de bâtiments ont disparu! La Méditerranée n’est qu’un lac, comparée aux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c’est un lac capricieux, aux flots changeants, aujourd’hui propice et caressant pour la frêle tartane qui semble flotter entre le double outre-mer des eaux et du ciel, demain, rageur tourmenté, démonté par les vents, brisant les plus forts navires de ses lames courtes qui les frappent à coups précipités.

Ainsi, dans cette promenade rapide à travers les couches profondes, que d’épaves j’aperçus gisant sur le sol, les unes déjà empâtées par les coraux, les autres revêtues seulement d’une couche de rouille, des ancres, des canons, des boulets, des garnitures de fer, des branches d’hélice, des morceaux de machines, des cylindres brisés, des chaudières défoncées, puis des coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-là renversées.

De ces navires naufragés, les uns avaient péri par collision, les autres pour avoir heurté quelque écueil de granit. J’en vis qui avaient coulé à pic, la mâture droite, le gréement raidi par l’eau. Ils avaient l’air d’être à l’ancre dans une immense rade foraine et d’attendre le moment du départ. Lorsque le Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappes électriques, il semblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyer leur numéro d’ordre! Mais non, rien que le silence et la mort sur ce champ des catastrophes!

J’observai que les fonds méditerranéens étaient plus encombrés de ces sinistres épaves à mesure que le Nautilus se rapprochait du détroit de Gibraltar. Les côtes d’Afrique et d’Europe se resserrent alors, et dans cet étroit espace, les rencontres sont fréquentes. Je vis là de nombreuses carènes de fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchés, les autres debout, semblables à des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancs ouverts, sa cheminée courbée, ses roues dont il ne restait plus que la monture, son gouvernail séparé de l’étambot et retenu encore par une chaîne de fer, son tableau d’arrière rongé par les sels marins, se présentait sous un aspect terrible! Combien d’existences brisées dans son naufrage! Combien de victimes entraînées sous les flots! Quelque matelot du bord avait-il survécu pour raconter ce terrible désastre, ou les flots gardaient-ils encore le secret de ce sinistre? Je ne sais pourquoi, il me vint à la pensée que ce bateau enfoui sous la mer pouvait être l’Atlas, disparu corps et biens depuis une vingtaine d’années, et dont on n’a jamais entendu parler! Ah! quelle sinistre histoire serait à faire que celle de ces fonds méditerranéens, de ce vaste ossuaire, où tant de richesses se sont perdues, où tant de victimes ont trouvé la mort!

Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide, courait à toute hélice au milieu de ces ruines. Le 18 février, vers trois heures du matin, il se présentait à l’entrée du détroit de Gibraltar.

Là existent deux courants: un courant supérieur, depuis longtemps reconnu, qui amène les eaux de l’Océan dans le bassin de la Méditerranée; puis un contre-courant inférieur, dont le raisonnement a démontré aujourd’hui l’existence. En effet, la somme des eaux de la Méditerranée, incessamment accrue par les flots de l’Atlantique et par les fleuves qui s’y jettent, devrait élever chaque année le niveau de cette mer, car son évaporation est insuffisante pour rétablir l’équilibre. Or, il n’en est pas ainsi, et on a dû naturellement admettre l’existence d’un courant inférieur qui par le détroit de Gibraltar verse dans le bassin de l’Atlantique le trop-plein de la Méditerranée.

Fait exact, en effet. C’est de ce contre-courant que profita le Nautilus. Il s’avança rapidement par l’étroite passe. Un instant je pus entrevoir les admirables ruines du temple d’Hercule enfoui, au dire de Pline et d’Avienus, avec l’île basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard nous flottions sur les flots de l’Atlantique.

VIII LA BAIE DE VIGO

L’Atlantique! Vaste étendue d’eau dont la superficie couvre vingt-cinq millions de milles carrés, longue de neuf mille milles sur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignorée des anciens, sauf peut-être des Carthaginois, ces Hollandais de l’antiquité, qui dans leurs pérégrinations commerciales suivaient les côtes ouest de l’Europe et de l’Afrique! Océan dont les rivages aux sinuosités parallèles embrassent un périmètre immense, arrosé par les plus grands fleuves du monde, le Saint-Laurent, le Mississipi, l’Amazone, la Plata, l’Orénoque, le Niger, le Sénégal, l’Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des pays les plus civilisés et des contrées les plus sauvages! Magnifique plaine, incessamment sillonnée par les navires de toutes les nations, abritée sous tous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes terribles, redoutées des navigateurs, le cap Horn et le cap des Tempêtes!

Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son éperon, après avoir accompli près de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours supérieur à l’un des grands cercles de la terre. Où allions-nous maintenant, et que nous réservait l’avenir?

Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint à la surface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate-forme nous furent ainsi rendues.

J’y montai aussitôt accompagné de Ned Land et de Conseil. A une distance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent qui forme la pointe sud-ouest de la péninsule hispanique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud. La mer était grosse, houleuse. Elle imprimait de violentes secousses de roulis au Nautilus. Il était presque impossible de se maintenir sur la plate-forme que d’énormes paquets de mer battaient à chaque instant. Nous redescendîmes donc après avoir humé quelques bouffées d’air.

Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa cabine mais le Canadien, l’air assez préoccupé, me suivit. Notre rapide passage à travers la Méditerranée ne lui avait pas permis de mettre ses projets à exécution, et il dissimulait peu son désappointement.

Lorsque la porte de ma chambre fut fermée, il s’assit et me regarda silencieusement.

«Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n’avez rien à vous reprocher. Dans les conditions ou naviguait le Nautilus, songer à le quitter eût été de la folie!»

Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées, ses sourcils froncés, indiquaient chez lui la violente obsession d’une idée fixe.

«Voyons, repris-je, rien n’est désespéré encore. Nous remontons la côte du Portugal. Non loin sont la France, l’Angleterre, où nous trouverions facilement un refuge. Ah! si le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait mis le cap au sud, s’il nous eût entraînés vers ces régions à les continents manquent, je partagerais vos inquiétudes. Mais, nous le savons maintenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisées, et dans quelques jours, je crois que vous pourrez agir avec quelque sécurité.»

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