Cette cabine était obscure; mais bientôt mes yeux s’accoutumèrent à cette obscurité, et j’aperçus le pilote, un homme vigoureux, dont les mains s’appuyaient sur les jantes de la roue. Au-dehors, la mer apparaissait vivement éclairée par le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine, à l’autre extrémité de la plate-forme.
«Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage.»
Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des machines, et de là, le capitaine pouvait communiquer simultanément à son Nautilus la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de métal, et aussitôt la vitesse de l’hélice fut très diminuée.
Je regardais en silence la haute muraille très accore que nous longions en ce moment, inébranlable base du massif sableux de la côte. Nous la suivîmes ainsi pendant une heure, à quelques mètres de distance seulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine à ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timonier modifiait à chaque instant la direction du Nautilus.
Je m’étais placé au hublot de bâbord, et j’apercevais de magnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacés agitant leurs pattes énormes, qui s’allongeaient hors des anfractuosités du roc.
A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-même la barre. Une large galerie, noire et profonde, s’ouvrait devant nous. Le Nautilus s’y engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumé se fit entendre sur ses flancs. C’étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel précipitait vers la Méditerranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, battait les flots à contre-hélice.
Sur les murailles étroites du passage, je ne voyais plus que des raies éclatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracés par la vitesse sous l’éclat de l’électricité. Mon cœur palpitait, et je le comprimais de la main.
A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi:
«La Méditerranée», me dit-il.
En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraîné par ce torrent, venait de franchir l’isthme de Suez.
VI L'ARCHIPEL GREC
Le lendemain, 12 février, au lever du jour, le Nautilus remonta à la surface des flots. Je me précipitai sur la plate-forme. A trois milles dans le sud se dessinait la vague silhouette de Péluse. Un torrent nous avait portés d’une mer à l’autre. Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impraticable à remonter.
Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparables compagnons avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrement des prouesses du Nautilus.
«Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d’un ton légèrement goguenard, et cette Méditerranée?
– Nous flottons à sa surface, ami Ned.
– Hein! fit Conseil, cette nuit même?…
– Oui, cette nuit même, en quelques minutes, nous avons franchi cet isthme infranchissable.
– Je n’en crois rien, répondit le Canadien.
– Et vous avez tort, maître Land, repris-je. Cette côte basse qui s’arrondit vers le sud est la côte égyptienne.
– A d’autres, monsieur, répliqua l’entêté Canadien.
– Mais puisque monsieur l’affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur.
– D’ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m’a fait les honneurs de son tunnel, et j’étais près de lui, dans la cage du timonier, pendant qu’il dirigeait lui-même le Nautilus à travers cet étroit passage.
– Vous entendez, Ned? dit Conseil.
– Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned, apercevoir les jetées de Port-Saïd qui s’allongent dans la mer.»
Le Canadien regarda attentivement.
«En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre capitaine est un maître homme. Nous sommes dans la Méditerranée. Bon. Causons donc, s’il vous plaît, de nos petites affaires, mais de façon à ce que personne ne puisse nous entendre.»
Je vis bien où le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu’il valait mieux causer, puisqu’il le désirait, et tous les trois nous allâmes nous asseoir près du fanal, où nous étions moins exposés à recevoir l’humide embrun des lames.
«Maintenant, Ned, nous vous écoutons, dis-je. Qu’avez-vous à nous apprendre?
– Ce que j’ai à vous apprendre est très simple, répondit le Canadien. Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemo nous entraînent jusqu’au fond des mers polaires ou nous ramènent en Océanie, je demande à quitter le Nautilus.»
J’avouerai que cette discussion avec le Canadien m’embarrassait toujours. Je ne voulais en aucune façon entraver la liberté de mes compagnons, et cependant je n’éprouvais nul désir de quitter le capitaine Nemo. Grâce à lui, grâce à son appareil, je complétais chaque jour mes études sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins au milieu même de son élément. Retrouverais-je jamais une telle occasion d’observer les merveilles de l’Océan? Non, certes! Je ne pouvais donc me faire à cette idée d’abandonner le Nautilus avant notre cycle d’investigations accompli.
«Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous à bord? Regrettez-vous que la destinée vous ait jeté entre les mains du capitaine Nemo?»
Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis, se croisant les bras:
«Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je serai content de l’avoir fait; mais pour l’avoir fait, il faut qu’il se termine. Voilà mon sentiment.
– Il se terminera, Ned.
– Où et quand?
– Où? je n’en sais rien. Quand? je ne peux le dire, ou plutôt je suppose qu’il s’achèvera, lorsque ces mers n’auront plus rien à nous apprendre. Tout ce qui a commencé a forcément une fin en ce monde.
– Je pense comme monsieur, répondit Conseil, et il est fort possible qu’après avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nous donne la volée à tous trois.
– La volée! s’écria le Canadien. Une volée, voulez-vous dire?
– N’exagérons pas, maître Land, repris-je. Nous n’avons rien à craindre du capitaine, mais je ne partage pas non plus les idées de Conseil. Nous sommes maîtres des secrets du Nautilus, et je n’espère pas que son commandant, pour nous rendre notre liberté, se résigne à les voir courir le monde avec nous.
– Mais alors, qu’espérez-vous donc? demanda le Canadien.