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«Ainsi s’expliquerait ce phénomène inexplicable – à moins qu’il n’y ait rien, en dépit de ce qu’on a entrevu, vu, senti et ressenti – ce qui est encore possible!»

Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part; mais je voulais jusqu’à un certain point couvrir ma dignité de professeur, et ne pas trop prêter à rire aux Américains, qui rient bien, quand ils rient. Je me réservais une échappatoire. Au fond, j’admettais l’existence du «monstre».

Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut un grand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu’il proposait, d’ailleurs, laissait libre carrière à l’imagination. L’esprit humain se plaît à ces conceptions grandioses d’êtres surnaturels. Or la mer est précisément leur meilleur véhicule, le seul milieu où ces géants près desquels les animaux terrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que des nains – puissent se produire et se développer. Les masses liquides transportent les plus grandes espèces connues de mammifères, et peut-être recèlent-elles des mollusques d’une incomparable taille, des crustacés effrayants à contempler, tels que seraient des homards de cent mètres ou des crabes pesant deux cents tonnes! Pourquoi nous? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaient construits sur des gabarits gigantesques. Le Créateur les avait jetés dans un moule colossal que le temps a réduit peu à peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorées, n’aurait-elle pas gardé ces vastes échantillons de la vie d’un autre âge, elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernières variétés de ces espèces titanesques, dont les années sont des siècles, et les siècles des millénaires?

Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu’il ne m’appartient plus d’entretenir! Trêve à ces chimères que le temps a changées pour moi en réalités terribles. Je le répète, l’opinion se fit alors sur la nature du phénomène, et le public admit sans conteste l’existence d’un être prodigieux qui n’avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.

Mais si les uns ne virent là qu’un problème purement scientifique à résoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amérique et en Angleterre, furent d’avis de purger l’Océan de ce redoutable monstre, afin de rassurer les communications transocéaniennes. Les journaux industriels et commerciaux traitèrent la question principalement à ce point de vue. La Shipping and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale, toutes les feuilles dévouées aux Compagnies d’assurances qui menaçaient d’élever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point.

L’opinion publique s’étant prononcée, les États de l’Union se déclarèrent les premiers. On fit à New York les préparatifs d’une expédition destinée à poursuivre le narwal. Une frégate de grande marche l’Abraham-Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tôt. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l’armement de sa frégate.

Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l’on se fut décidé à poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deux mois, personne n’en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorne eût connaissance des complots qui se tramaient contre elle. On en avait tant causé, et même par le câble transatlantique! Aussi les plaisants prétendaient-ils que cette fine mouche avait arrêté au passage quelque télégramme dont elle faisait maintenant son profit.

Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine et pourvue de formidables engins de pêche, on ne savait plus où la diriger. Et l’impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu’un steamer de la ligne de San Francisco de Californie à Shangaï avait revu l’animal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.

L’émotion causée par cette nouvelle fut extrême. On n’accorda pas vingt-quatre heures de répit au commandant Farragut. Ses vivres étaient embarques. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait à son rôle d’équipage. Il n’avait qu’à allumer ses fourneaux, à chauffer, à démarrer! On ne lui eût pas pardonné une demi-journée de retard! D’ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu’à partir.

Trois heures avant que l’Abraham-Lincoln ne quittât la pier de Brooklyn, je reçus une lettre libellée en ces termes:

Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris, Fifth Avenue hotel.

New York.

«Monsieur,

Si vous voulez vous joindre à l’expédition de l’Abraham-Lincoln, le gouvernement de l’Union verra avec plaisir que la France soit représentée par vous dans cette entreprise. Le commandant Farragut tient une cabine à votre disposition.

Très cordialement, votre

J. -B. HOBSON,

Secrétaire de la marine. »

III COMME IL PLAIRA À MONSIEUR

Trois secondes avant l’arrivée de la lettre de J. -B. Hobson, je ne songeais pas plus a poursuivre la Licorne qu’à tenter le passage du nord-ouest. Trois secondes après avoir lu la lettre de l’honorable secrétaire de la marine, je comprenais enfin que ma véritable vocation, l’unique but de ma vie, était de chasser ce monstre inquiétant et d’en purger le monde.

Cependant, je revenais d’un pénible voyage, fatigué, avide de repos. Je n’aspirais plus qu’à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, mes chères et précieuses collections! Mais rien ne put me retenir. J’oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j’acceptai sans plus de réflexions l’offre du gouvernement américain.

«D’ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, et la Licorne sera assez aimable pour m’entraîner vers les côtes de France! Ce digne animal se laissera prendre dans les mers d’Europe – pour mon agrément personnel – et je ne veux pas rapporter moins d’un demi mètre de sa hallebarde d’ivoire au Muséum d’histoire naturelle.»

Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de l’océan Pacifique; ce qui, pour revenir en France, était prendre le chemin des antipodes.

«Conseil!» criai-je d’une voix impatiente.

Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué qui m’accompagnait dans tous mes voyages; un brave Flamand que j’aimais et qui me le rendait bien, un être phlegmatique par nature, régulier par principe, zélé par habitude, s’étonnant peu des surprises de la vie, très adroit de ses mains, apte à tout service, et, en dépit de son nom, ne donnant jamais de conseils – même quand on ne lui en demandait pas.

A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes, Conseil en était venu à savoir quelque chose. J’avais en lui un spécialiste, très ferré sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilité d’acrobate toute l’échelle des embranchements des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces et des variétés. Mais sa science s’arrêtait là. Classer, c’était sa vie, et il n’en savait pas davantage. Très versé dans la théorie de la classification, peu dans la pratique, il n’eût pas distingué, je crois, un cachalot d’une baleine! Et cependant, quel brave et digne garçon!

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