Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Je compris d’ailleurs que les idées de Ned Land s’aigrissaient avec les réflexions qui s’emparaient de son cerveau. J’entendais peu à peu les jugements gronder au fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menaçants. Il se levait, tournait comme une bête fauve en cage, frappait les murs du pied et du poing. D’ailleurs, le temps s’écoulait, la faim se faisait cruellement sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas. Et c’était oublier trop longtemps notre position de naufragés, si l’on avait réellement de bonnes intentions à notre égard.

Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robuste estomac, se montait de plus en plus, et, malgré sa parole, je craignais véritablement une explosion, lorsqu’il se trouverait en présence de l’un des hommes du bord.

Pendant deux heures encore, la colère de Ned Land s’exalta. Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tôle étaient sourdes. Je n’entendais même aucun bruit à l’intérieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas, car j’aurais évidemment senti les frémissements de la coque sous l’impulsion de l’hélice. Plongé sans doute dans l’abîme des eaux, il n’appartenait plus à la terre. Tout ce morne silence était effrayant.

Quant à notre abandon, notre isolement au fond de cette cellule, je n’osais estimer ce qu’il pourrait durer. Les espérances que j’avais conçues après notre entrevue avec le commandant du bord s’effaçaient peu à peu. La douceur du regard de cet homme, l’expression généreuse de sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je revoyais cet énigmatique personnage tel qu’il devait être, nécessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l’humanité, inaccessible à tout sentiment de pitié, implacable ennemi de ses semblables auxquels il avait dû vouer une impérissable haine!

Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser périr d’inanition, enfermés dans cette prison étroite livrés à ces horribles tentations auxquelles pousse la faim farouche? Cette affreuse pensée prit dans mon esprit une intensité terrible, et l’imagination aidant, je me sentis envahir par une épouvante insensée. Conseil restait calme, Ned Land rugissait.

En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement.

Des pas résonnèrent sur la dalle de métal. Les serrures furent fouillées, la porte s’ouvrit, le stewart parut.

Avant que j’eusse fait un mouvement pour l’en empêcher, le Canadien s’était précipité sur ce malheureux; il l’avait renversé; il le tenait à la gorge. Le stewart étouffait sous sa main puissante.

Conseil cherchait déjà à retirer des mains du harponneur sa victime à demi suffoquée, et j’allais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement, je fus cloué à ma place par ces mots prononcés en français:

«Calmez-vous, maître Land, et vous, monsieur le professeur, veuillez m’écouter!»

X L'HOMME DES EAUX

C’était le commandant du bord qui parlait ainsi.

A ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque étranglé sortit en chancelant sur un signe de son maître; mais tel était l’empire du commandant à son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cet homme devait être animé contre le Canadien. Conseil, intéressé malgré lui, moi stupéfait, nous attendions en silence le dénouement de cette scène.

Le commandant, appuyé sur l’angle de la table, les bras croisés, nous observait avec une profonde attention. Hésitait-il à parler? Regrettait-il ces mots qu’il venait de prononcer en français? On pouvait le croire.

Après quelques instants d’un silence qu’aucun de nous ne songea à interrompre:

«Messieurs, dit-il d’une voix calme et pénétrante, je parle également le français, l’anglais, l’allemand et le latin. J’aurais donc pu vous répondre dès notre première entrevue, mais je voulais vous connaître d’abord, réfléchir ensuite. Votre quadruple récit, absolument semblable au fond, m’a affirmé l’identité de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis en ma présence monsieur Pierre Aronnax, professeur d’histoire naturelle au Muséum de Paris, chargé d’une mission scientifique à l’étranger, Conseil son domestique, et Ned Land, d’origine canadienne, harponneur à bord de la frégate l’Abraham-Lincoln, de la marine nationale des États-Unis d’Amérique.»

Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’était pas une question que me posait le commandant. Donc, pas de réponse à faire. Cet homme s’exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase était nette, ses mots justes, sa facilité d’élocution remarquable. Et cependant, je ne «sentais» pas en lui un compatriote.

Il reprit la conversation en ces termes:

«Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que j’ai longtemps tardé à vous rendre cette seconde visite. C’est que, votre identité reconnue, je voulais peser mûrement le parti à prendre envers vous. J’ai beaucoup hésité. Les plus fâcheuses circonstances vous ont mis en présence d’un homme qui a rompu avec l’humanité. Vous êtes venu troubler mon existence…

– Involontairement, dis-je.

– Involontairement? répondit l’inconnu, en forçant un peu sa voix. Est-ce involontairement que l’Abraham-Lincoln me chasse sur toutes les mers? Est-ce involontairement que vous avez pris passage à bord de cette frégate? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de mon navire? Est-ce involontairement que maître Ned Land m’a frappé de son harpon?»

Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, à ces récriminations j’avais une réponse toute naturelle à faire, et je la fis.

«Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieu à votre sujet en Amérique et en Europe. Vous ne savez pas que divers accidents, provoqués par le choc de votre appareil sous-marin, ont ému l’opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grâce des hypothèses sans nombre par lesquelles on cherchait à expliquer l’inexplicable phénomène dont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vous poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l’Abraham-Lincoln croyait chasser quelque puissant monstre marin dont il fallait à tout prix délivrer l’Océan.»

Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant, puis, d’un ton plus calme:

«Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous affirmer que votre frégate n’aurait pas poursuivi et canonné un bateau sous-marin aussi bien qu’un monstre?»

Cette question m’embarrassa, car certainement le commandant Farragut n’eût pas hésité. Il eût cru de son devoir de détruire un appareil de ce genre tout comme un narwal gigantesque.

«Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’ai le droit de vous traiter en ennemis.»

Je ne répondis rien, et pour cause. A quoi bon discuter une proposition semblable, quand la force peut détruire les meilleurs arguments.

«J’ai longtemps hésité, reprit le commandant. Rien ne m’obligeait à vous donner l’hospitalité. Si je devais me séparer de vous, je n’avais aucun intérêt à vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avait servi de refuge. Je m’enfonçais sous les mers, et j’oubliais que vous aviez jamais existé. N’était-ce pas mon droit?

19
{"b":"125258","o":1}