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Les plats, recouverts de leur cloche d’argent, furent symétriquement posés sur la nappe, et nous prîmes place à table. Décidément, nous avions affaire à des gens civilisés, et sans la lumière électrique qui nous inondait, je me serais cru dans la salle à manger de l’hôtel Adelphi, à Liverpool, ou du Grand-Hôtel, à Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaient totalement. L’eau était fraîche et limpide, mais c’était de l’eau – ce qui ne fut pas du goût de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus divers poissons délicatement apprêtés; mais, sur certains plats, excellents d’ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n’aurais même su dire à quel règne, végétal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de table, il était élégant et d’un goût parfait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entourée d’une devise en exergue, et dont voici le fac-similé exact:

Mobile dans l’élément mobile! Cette devise s’appliquait justement à cet appareil sous-marin, à la condition de traduire la préposition in par dans et non par sur. La lettre N formait sans doute l’initiale du nom de l’énigmatique personnage qui commandait au fond des mers!

Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. Ils dévoraient, et je ne tardai pas à les imiter. J’étais, d’ailleurs, rassuré sur notre sort, et il me paraissait évident que nos hôtes ne voulaient pas nous laisser mourir d’inanition.

Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même la faim de gens qui n’ont pas mangé depuis quinze heures. Notre appétit satisfait, le besoin de sommeil se fit impérieusement sentir. Réaction bien naturelle, après l’interminable nuit pendant laquelle nous avions lutté contre la mort.

«Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.

– Et moi, je dors!» répondit Ned Land.

Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis de la cabine, et furent bientôt plongés dans un profond sommeil.

Pour mon compte, je cédai moins facilement à ce violent besoin de dormir. Trop de pensées s’accumulaient dans mon esprit, trop de questions insolubles s’y pressaient, trop d’images tenaient mes paupières entr’ouvertes! Où étions-nous? Quelle étrange puissance nous emportait? Je sentais – ou plutôt je croyais sentir – l’appareil s’enfoncer vers les couches les plus reculées de la mer. De violents cauchemars m’obsédaient. J’entrevoyais dans ces mystérieux asiles tout un monde d’animaux inconnus, dont ce bateau sous-marin semblait être le congénère, vivant, se mouvant, formidable comme eux!… Puis, mon cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vague somnolence, et je tombai bientôt dans un morne sommeil.

IX LES COLÈRES DE NED LAND

Quelle fut la durée de ce sommeil, je l’ignore; mais il dut être long, car il nous reposa complètement de nos fatigues. Je me réveillai le premier. Mes compagnons n’avaient pas encore bougé, et demeuraient étendus dans leur coin comme des masses inertes.

A peine relevé de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveau dégagé, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de notre cellule.

Rien n’était changé à ses dispositions intérieures. La prison était restée prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitant de notre sommeil, avait desservi la table. Rien n’indiquait donc une modification prochaine dans cette situation, et je me demandai sérieusement si nous étions destinés à vivre indéfiniment dans cette cage.

Cette perspective me sembla d’autant plus pénible que, si mon cerveau était libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrine singulièrement oppressée. Ma respiration se faisait difficilement. L’air lourd ne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fût vaste, il était évident que nous avions consommé en grande partie l’oxygène qu’elle contenait. En effet, chaque homme dépense en une heure, l’oxygène renfermé dans cent litres d’air et cet air, chargé alors d’une quantité presque égale d’acide carbonique, devient irrespirable.

Il était donc urgent de renouveler l’atmosphère de notre prison, et, sans doute aussi, L’atmosphère du bateau sous-marin.

Là se posait une question à mon esprit. Comment procédait le commandant de cette demeure flottante? Obtenait-il de l’air par des moyens chimiques, en dégageant par la chaleur l’oxygène contenu dans du chlorate de potasse, et en absorbant l’acide carbonique par la potasse caustique? Dans ce cas, il devait avoir conservé quelques relations avec les continents, afin de se procurer les matières nécessaires à cette opération. Se bornait-il seulement à emmagasiner l’air sous de hautes pressions dans des réservoirs, puis à le répandre suivant les besoins de son équipage? Peut-être. Ou, procédé plus commode. plus économique, et par conséquent plus probable, se contentait-il de revenir respirer à la surface des eaux, comme un cétacé. et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d’atmosphère? Quoi qu’il en soit. et quelle que fût la méthode, il me paraissait prudent de l’employer sans retard.

En effet, j’étais déjà réduit à multiplier mes inspirations pour extraire de cette cellule le peu d’oxygène qu’elle renfermait, quand, soudain, je fus rafraîchi par un courant d’air pur et tout parfumé d’émanations salines. C’était bien la brise de mer, vivifiante et chargée d’iode! J’ouvris largement la bouche, et mes poumons se saturèrent de fraîches molécules. En même temps, je sentis un balancement, un roulis de médiocre amplitude, mais parfaitement déterminable. Le bateau, le monstre de tôle venait évidemment de remonter à la surface de l’Océan pour y respirer à la façon des baleines. Le mode de ventilation du navire était donc parfaitement reconnu.

Lorsque j’eus absorbé cet air pur à pleine poitrine, je cherchai le conduit, l’» aérifère», si l’on veut, qui laissait arriver jusqu’à nous ce bienfaisant effluve. et je ne tardai pas à le trouver. Au-dessus de la porte s’ouvrait un trou d’aérage laissant passer une fraîche colonne d’air, qui renouvelait ainsi l’atmosphère appauvrie de la cellule.

J’en étais là de mes observations, quand Ned et Conseil s’éveillèrent presque en même temps, sous l’influence de cette aération revivifiante. Ils se frottèrent les yeux, se détirèrent les bras et furent sur pied en un instant.

«Monsieur a bien dormi? me demanda Conseil avec sa politesse quotidienne.

– Fort bien, mon brave garçon, répondis-je. Et, vous, maître Ned Land?

– Profondément, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me trompe, il me semble que je respire comme une brise de mer?»

Un marin ne pouvait s’y méprendre, et je racontai au Canadien ce qui s’était passé pendant son sommeil.

«Bon! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous entendions, lorsque le prétendu narwal se trouvait en vue de l’Abraham-Lincoln.

– Parfaitement, maître Land, c’était sa respiration!

– Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, à moins que ce ne soit l’heure du dîner?

– L’heure du dîner, mon digne harponneur? Dites, au moins, l’heure du déjeuner, car nous sommes certainement au lendemain d’hier.

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