Le capitaine Nemo continua de s’enfoncer dans les obscures profondeurs de la forêt dont les arbrisseaux se raréfiaient de plus en plus. J’observai que la vie végétale disparaissait plus vite que la vie animale. Les plantes pélagiennes abandonnaient déjà le sol devenu aride, qu’un nombre prodigieux d’animaux, zoophytes, articulés, mollusques et poissons y pullulaient encore.
Tout en marchant, je pensais que la lumière de nos appareils Ruhmkorff devait nécessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches. Mais s’ils nous approchèrent, ils se tinrent du moins à une distance regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemo s’arrêter et mettre son fusil en joue; puis, après quelques instants d’observation, il se relevait et reprenait sa marche.
Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s’acheva. Un mur de rochers superbes et d’une masse imposante se dressa devant nous, entassement de blocs gigantesques, énorme falaise de granit, creusée de grottes obscures, mais qui ne présentait aucune rampe praticable. C’étaient les accores de l’île Crespo. C’était la terre.
Le capitaine Nemo s’arrêta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte, et si désireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m’arrêter. Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dépasser. Au-delà, c’était cette portion du globe qu’il ne devait plus fouler du pied.
Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tête de sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crus voir que nous ne suivions pas le même chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, très raide, et par conséquent très pénible, nous rapprocha rapidement de la surface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches supérieures ne fut pas tellement subit que la décompression se fit trop rapidement, ce qui aurait pu amener dans notre organisme des désordres graves, et déterminer ces lésions internes si fatales aux plongeurs. Très promptement, la lumière reparut et grandit, et, le soleil étant déjà bas sur l’horizon, la réfraction borda de nouveau les divers objets d’un anneau spectral.
A dix mètres de profondeur, nous marchions au milieu d’un essaim de petits poissons de toute espèce, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d’un coup de fusil. ne s’était encore offert à nos regards.
En ce moment, je vis l’arme du capitaine, vivement épaulée, suivre entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j’entendis un faible sifflement, et un animal retomba foudroyé à quelques pas.
C’était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupède qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d’un mètre cinquante centimètres, devait avoir un très grand prix. Sa peau, d’un brun marron en dessus, et argentée en dessous, faisait une de ces admirables fourrures si recherchées sur les marchés russes et chinois; la finesse et le lustre de son poil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. J’admirai fort ce curieux mammifère à la tête arrondie et ornée d’oreilles courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches et semblables à celles du chat, aux pieds palmés et unguiculés, à la queue touffue. Ce précieux carnassier, chassé et traqué par les pêcheurs, devient extrêmement rare, et il s’est principalement réfugié dans les portions boréales du Pacifique, où vraisemblablement son espèce ne tardera pas à s’éteindre.
Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bête, la chargea sur son épaule, et l’on se remit en route.
Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devant nos pas. Elle remontait souvent à moins de deux mètres de la surface des eaux. Je voyais alors notre image, nettement reflétée, se dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous, apparaissait une troupe identique. reproduisant nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, à cela près qu’elle marchait la tête en bas et les pieds en l’air.
Autre effet à noter. C’était le passage de nuages épais qui se formaient et s’évanouissaient rapidement; mais en réfléchissant, je compris que ces prétendus nuages n’étaient dus qu’à l’épaisseur variable des longues lames de fond, et j’apercevais même les «moutons» écumeux que leur crête brisée multipliait sur les eaux. Il n’était pas jusqu’à l’ombre des grands oiseaux qui passaient sur nos têtes, dont je ne surprisse le rapide effleurement à la surface de la mer.
En cette occasion, je fus témoin de l’un des plus beaux coups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d’un chasseur. Un grand oiseau, à large envergure, très nettement visible, s’approchait en planant. Le compagnon du capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu’il fut à quelques mètres seulement au-dessus des flots. L’animal tomba foudroyé, et sa chute l’entraîna jusqu’à la portée de l’adroit chasseur qui s’en empara. C’était un albatros de la plus belle espèce, admirable spécimen des oiseaux pélagiens.
Notre marche n’avait pas été interrompue par cet incident. Pendant deux heures, nous suivîmes tantôt des plaines sableuses, tantôt des prairies de varechs, fort pénibles à traverser. Franchement, je n’en pouvais plus, quand j’aperçus une vague lueur qui rompait, à un demi mille, l’obscurité des eaux. C’était le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes, nous devions être à bord, et là, je respirerais à l’aise, car il me semblait que mon réservoir ne fournissait plus qu’un air très pauvre en oxygène. Mais je comptais sans une rencontre qui retarda quelque peu notre arrivée.
J’étais resté d’une vingtaine de pas en arrière, lorsque je vis le capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba à terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Tout d’abord, je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai en observant que le capitaine se couchait près de moi et demeurait immobile.
J’étais donc étendu sur le sol, et précisément à l’abri d’un buisson de varechs, quand, relevant la tête, j’aperçus d’énormes masses passer bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.
Mon sang se glaça dans mes veines! J’avais reconnu les formidables squales qui nous menaçaient. C’était un couple de tintoréas, requins terribles, à la queue énorme, au regard terne et vitreux, qui distillent une matière phosphorescente par des trous percés autour de leur museau. Monstrueuses mouches à feu, qui broient un homme tout entier dans leurs mâchoires de fer! Je ne sais si Conseil s’occupait à les classer, mais pour mon compte, j’observais leur ventre argenté, leur gueule formidable, hérissée de dents, à un point de vue peu scientifique, et plutôt en victime qu’en naturaliste.
Très heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passèrent sans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunâtres, et nous échappâmes, comme par miracle, à ce danger plus grand, à coup sûr, que la rencontre d’un tigre en pleine forêt.
Une demi-heure après, guidés par la traînée électrique, nous atteignions le Nautilus. La porte extérieure était restée ouverte, et le capitaine Nemo la referma, dès que nous fûmes rentrés dans la première cellule. Puis, il pressa un bouton. J’entendis manœuvrer les pompes au dedans du navire, je sentis l’eau baisser autour de moi et, en quelques instants, la cellule fut entièrement vidée. La porte intérieure s’ouvrit alors, et nous passâmes dans le vestiaire.