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Pendant un quart d’heure, je foulai ce sable ardent, semé d’une impalpable poussière de coquillages. La coque du Nautilus, dessinée comme un long écueil, disparaissait peu à peu, mais son fanal, lorsque la nuit se serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour à bord, en projetant ses rayons avec une netteté parfaite. Effet difficile à comprendre pour qui n’a vu que sur terre ces nappes blanchâtres si vivement accusées. Là, la poussière dont l’air est saturé leur donne l’apparence d’un brouillard lumineux; mais sur mer, comme sous mer, ces traits électriques se transmettent avec une incomparable pureté.

Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait être sans bornes. J’écartais de la main les rideaux liquides qui se refermaient derrière moi, et la trace de mes pas s’effaçait soudain sous la pression de l’eau.

Bientôt, quelques formes d’objets. à peine estompées dans l’éloignement, se dessinèrent à mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans de rochers, tapissés de zoophytes du plus bel échantillon, et je fus tout d’abord frappé d’un effet spécial à ce milieu.

Il était alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient la surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumière décomposée par la réfraction comme à travers un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords des sept couleurs du spectre solaire. C’était une merveille, une fête des yeux, que cet enchevêtrement de tons colorés, une véritable kaléidoscopie de vert, de jaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu, en un mot, toute la palette d’un coloriste enragé! Que ne pouvais-je communiquer à Conseil les vives sensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui d’interjections admiratives! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon, échanger mes pensées au moyen de signes convenus! Aussi, faute de mieux, je me parlais à moi-même. je criais dans la boîte de cuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut-être en vaines paroles plus d’air qu’il ne convenait.

Devant ce splendide spectacle, Conseil s’était arrête comme moi. Évidemment, le digne garçon. en présence de ces échantillons de zoophytes et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et échinodermes abondaient sur le sol. Les isis variées, les cornulaires qui vivent isolément, des touffes d’oculines vierges, désignées autrefois sous le nom de «corail blanc», les fongies hérissées en forme de champignons, les anémones adhérant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, émaillé de porpites parées de leur collerette de tentacules azurés. d’étoiles de mer qui constellaient le sable, et d’astérophytons verruqueux, fines dentelles brodées par la main des naïades, dont les festons se balançaient aux faibles ondulations provoquées par notre marche. C’était un véritable chagrin pour moi d’écraser sous mes pas les brillants spécimens de mollusques qui jonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, les donaces, véritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges, les strombes aile-d’ange, les aphysies, et tant d’autres produits de cet inépuisable Océan. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendant que voguaient au-dessus de nos têtes des troupes de physalies, laissant leurs tentacules d’outre-mer flotter à la traîne, des méduses dont l’ombrelle opaline ou rose tendre, festonnée d’un liston d’azur, nous abritait des rayons solaires, et des pélagies panopyres, qui, dans l’obscurité, eussent semé notre chemin de lueurs phosphorescentes!

Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l’espace d’un quart de mille, m’arrêtant à peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait d’un geste. Bientôt, la nature du sol se modifia. A la plaine de sable succéda une couche de vase visqueuse que les Américains nomment «oaze», uniquement composée de coquilies siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourûmes une prairie d’algues, plantes pélagiennes que les eaux n’avaient pas encore arrachées, et dont la végétation était fougueuse. Ces pelouses à tissu serré, douces au pied, eussent rivalisé avec les plus moelleux tapis tissés par la main des hommes. Mais, en même temps que la verdure s’étalait sous nos pas, elle n’abandonnait pas nos têtes. Un léger berceau de plantes marines, classées dans cette exubérante famille des algues, dont on connaît plus de deux mille espèces, se croisait à la surface des eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubulés, des laurencies, des cladostèphes, au feuillage si délié, des rhodymènes palmés, semblables à des éventails de cactus. J’observai que les plantes vertes se maintenaient plus près de la surface de la mer, tandis que les rouges occupaient une profondeur moyenne, laissant aux hydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardins et les parterres des couches reculées de l’Océan.

Ces algues sont véritablement un prodige de la création, une des merveilles de la flore universelle. Cette famille produit à la fois les plus petits et les plus grands végétaux du globe. Car de même qu’on a compté quarante mille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimètres carrés, de même on a recueilli des fucus dont la longueur dépassait cinq cents mètres.

Nous avions quitté le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il était près de midi. Je m’en aperçus à la perpendicularité des rayons solaires qui ne se réfractaient plus. La magie des couleurs disparut peu à peu, et les nuances de l’émeraude et du saphir s’effacèrent de notre firmament. Nous marchions d’un pas régulier qui résonnait sur le sol avec une intensité étonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec une vitesse à laquelle l’oreille n’est pas habituée sur la terre. En effet, l’eau est pour le son un meilleur véhicule que l’air, et il s’y propage avec une rapidité quadruple.

En ce moment, le sol s’abaissa par une pente prononcée. La lumière prit une teinte uniforme. Nous atteignîmes une profondeur de cent mètres, subissant alors une pression de dix atmosphères. Mais mon vêtement de scaphandre était établi dans des conditions telles que je ne souffrais aucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gêne aux articulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas à disparaître. Quant à la fatigue que devait amener cette promenade de deux heures sous un harnachement dont j’avais si peu l’habitude, elle était nulle. Mes mouvements, aidés par l’eau, se produisaient avec une surprenante facilité.

Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore les rayons du soleil, mais faiblement. A leur éclat intense avait succédé un crépuscule rougeâtre. moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous voyions suffisamment à nous conduire. et il n’était pas encore nécessaire de mettre les appareils Ruhmkorff en activité.

En ce moment, le capitaine Nemo s’arrêta. Il attendit que je l’eusse rejoint, et du doigt, il me montra quelques masses obscures qui s’accusaient dans l’ombre à une petite distance.

«C’est la forêt de l’île Crespo», pensai-je, et je ne me trompais pas.

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