Si l’on admet l’hypothèse d’Erhemberg, qui croit à une illumination phosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement réservé pour les habitants de la mer l’un de ses plus prodigieux spectacles, et j’en pouvais juger ici par les mille jeux de cette lumière. De chaque côté, j’avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés. L’obscurité du salon faisait valoir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eût été la vitre d’un immense aquarium.
Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que les points de repère manquaient. Parfois, cependant, les lignes d’eau, divisées par son éperon, filaient devant nos regards avec une vitesse excessive.
Emerveillés, nous étions accoudés devant ces vitrines, et nul de nous n’avait encore rompu ce silence de stupéfaction, quand Conseil dit:
«Vous vouliez voir. ami Ned, eh bien, vous voyez!
– Curieux! curieux! faisait le Canadien – qui oubliant ses colères et ses projets d’évasion, subissait une attraction irrésistible – et l’on viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle!
– Ah! m’écriai-je, je comprends la vie de cet homme! Il s’est fait un monde à part qui lui réserve ses plus étonnantes merveilles!
– Mais les poissons? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de poissons!
– Que vous importe, ami Ned, répondit Conseil, puisque vous ne les connaissez pas.
– Moi! un pêcheur! s’écria Ned Land.
Et sur ce sujet, une discussion s’éleva entre les deux amis, car ils connaissaient les poissons, mais chacun d’une façon très différente.
Tout le monde sait que les poissons forment la quatrième et dernière classe de l’embranchement des vertébrés. On les a très justement définis: «des vertébrés à circulation double et à sang froid, respirant par des branchies et destinés à vivre dans l’eau». Ils composent deux séries distinctes: la série des poissons osseux. c’est-à-dire ceux dont l’épine dorsale est faite de vertèbres osseuses, et les poissons cartilagineux. c’est-à-dire ceux dont l’épine dorsale est faite de vertèbres cartilagineuses.
Le Canadien connaissait peut-être cette distinction, mais Conseil en savait bien davantage, et maintenant, lié d’amitié avec Ned. il ne pouvait admettre qu’il fût moins instruit que lui. Aussi lui dit-il:
«Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très habile pêcheur. Vous avez pris un grand nombre de ces intéressants animaux. Mais je gagerais que vous ne savez pas comment on les classe.
– Si. répondit sérieusement le harponneur. On les classe en poissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas!
– Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil.
Mais dites-moi si vous connaissez la différence qui existe entre les poissons osseux et les poissons cartilagineux?
– Peut-être bien, Conseil.
– Et la subdivision de ces deux grandes classes?
– Je ne m’en doute pas, répondit le Canadien.
– Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez! Les poissons osseux se subdivisent en six ordres: Primo. Les acanthoptérygiens, dont la mâchoire supérieure est complète. mobile. et dont les branchies affectent la forme d’un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c’est-à-dire les trois quarts des poissons connus. Type: la perche commune.
– Assez bonne à manger, répondit Ned Land.
– Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les nageoires ventrales suspendues sous l’abdomen et en arrière des pectorales, sans être attachées aux os de l’épaule – ordre qui se divise en cinq familles, et qui comprend la plus grande partie des poissons d’eau douce. Type: la carpe, le brochet.
– Peuh! fit le Canadien avec un certain mépris, des poissons d’eau douce!
– Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sont attachées sous les pectorales et immédiatement suspendues aux os de l’épaule. Cet ordre contient quatre familles. Type: plies, limandes, turbots, barbues, soles, etc.
– Excellent! excellent! s’écriait le harponneur, qui ne voulait considérer les poissons qu’au point de vue comestible.
– Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les apodes, au corps allongé, dépourvus de nageoires ventrales, et revêtus d’une peau épaisse et souvent gluante
ordre qui ne comprend qu’une famille. Type: l’anguille, le gymnote.
– Médiocre! médiocre! répondit Ned Land.
– Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les mâchoires complètes et libres, mais dont les branchies sont formées de petites houppes. disposées par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu’une famille. Type: les hippocampes, les pégases dragons.
– Mauvais! mauvais! répliqua le harponneur.
– Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l’os maxillaire est attaché fixement sur le côte de l’intermaxillaire qui forme la mâchoire, et dont l’arcade palatine s’engrène par suture avec le crâne, ce qui la rend immobile ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deux familles. Types: les tétrodons, les poissons-lunes.
– Bons à déshonorer une chaudière! s’écria le Canadien.
– Avez-vous compris, ami Ned? demanda le savant Conseil.
– Pas le moins du monde, ami Conseil, répondit le harponneur. Mais allez toujours, car vous êtes très intéressant.
– Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ils ne comprennent que trois ordres.
– Tant mieux, fit Ned.
– Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires sont soudées en un anneau mobile, et dont les branchies s’ouvrent par des trous nombreux – ordre ne comprenant qu’une seule famille. Type: la lamproie.
– Faut l’aimer. répondit Ned Land.
– Secundo, les sélaciens, avec branchies semblables à celles des cyclostomes, mais dont la mâchoire inférieure est mobile. Cet ordre, qui est le plus important de la classe, comprend deux familles. Types: la raie et les squales.
– Quoi! s’écria Ned, des raies et des requins dans le même ordre! Eh bien, ami Conseil, dans l’intérêt des raies, je ne vous conseille pas de les mettre ensemble dans le même bocal!
– Tertio, répondit Conseil, les sturioniens, dont les branchies sont ouvertes, comme à l’ordinaire, par une seule fente garnie d’un opercule ordre qui comprend quatre genres. Type: l’esturgeon.
– Ah! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur pour la fin à mon avis, du moins. Et c’est tout?
– Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez que quand on sait cela, on ne sait rien encore. car les familles se subdivisent en genres, en sous-genres. en espèces, en variétés…