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L'homme ajouta:

– Quelle vie!… Quelle existence!…

– Une heure encore, soupira Lalouette, qui décidément maudissait le jour où il avait eu l'idée de se faire académicien.

– Moi, je suis bien ici depuis des années!… répliqua l'homme.

Cela sortit de la gorge sur un tel ton farouche que les deux académiciens, l'ancien et le nouveau, eurent honte de leur lâcheté! M. Lalouette lui-même assura:

– Nous vous sauverons!

Sur quoi le prisonnier se mit à pleurer comme un enfant.

Quel spectacle!

Patard et Lalouette le virent seulement alors dans toute sa misère. Ses vêtements étaient déchirés, mais ils n'étaient point cependant malpropres. Ces déchirures, ces lambeaux évoquaient plutôt l'idée d'une lutte récente, et les deux visiteurs songèrent que le prisonnier tout à l'heure, s'était fait taire par le géant.

Mais quel était donc le sort prodigieux de ce misérable dans sa cage? Les propos entendus tout à l'heure conduisaient à l'imagination d'un si abominable crime que M. Patard, qui croyait connaître depuis longtemps le grand Loustalot, ne pouvait pas, ne voulait pas s'y arrêter! Et cependant, comment expliquer, autrement que par le crime lui-même, la présence de l'homme derrière les barreaux… de l'homme qui passait au grand Loustalot des formules chimiques pour ne pas mourir de faim?

M. Lalouette, lui, avait compris tout net l'affreuse chose. Il n'hésitait plus. Il était certain maintenant que le grand Loustalot avait enfermé un génie dans une cage et que c'était ce génie-là qui avait fourni à l'illustre savant toutes les inventions qui avaient répandu sa gloire sur le monde. Avec son esprit précis il se représentait la chose avec des contours définitifs. Il voyait, d'un côté de la grille, le grand Loustalot avec un morceau de pain, et, de l'autre, le génie prisonnier avec ses inventions. Et l'échange se faisait à travers les barreaux.

Le grand Loustalot devait, comme on pense, bien tenir à conserver pour lui tout seul un secret aussi formidable. Il devait y tenir certainement plus qu'à la vie de trois académiciens… On l'avait bien vu, hélas!… et il semblait assez logique qu'il dût y tenir encore assez pour lui sacrifier deux victimes de plus. Quand on est entré dans la voie du crime, on ne sait jamais quand on s'arrêtera.

Et c'est bien à cause de la grande netteté avec laquelle il se représentait tout le drame, que M. Lalouette avait une si grande hâte de quitter ces lieux dangereux et qu'il ne se consolait point de prolonger de pareilles transes, une heure encore.

Cependant, M. Hippolyte Patard, dont le cerveau horrifié luttait pour repousser des conclusions que M. Lalouette avait acceptées sans plus tarder, M. Patard occupait le loisir forcé qui lui était fait à tâcher à débrouiller la vraie situation du prisonnier.

Les paroles mystérieuses prononcées par Martin Latouche et répétées par Babette lui revenaient à la mémoire épouvantée: «Ce n'est pas possible, avait dit Latouche, ce serait le plus grand crime de la terre!» Oui, oui, le plus grand crime de la terre! Hélas! M. Patard ne devait-il pas lui aussi se rendre à la hideuse vérité!

Le prisonnier derrière ses barreaux, avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains, et il paraissait accablé sous le poids d'une douleur surhumaine. Au-dessus de lui, le lumignon, accroché assez haut pour qu'il n'y pût atteindre, éclairait les choses d'une façon fantastique et donnait aux objets épars dans le cachot une forme telle, derrière les barreaux, qu'on eût pu se croire en face du Laboratoire du diable, tout à fait effrayant, avec les ombres agrandies des cornues et des alambics, et les monstrueuses panses de ses fourneaux éteints.

L'homme gisait comme une loque au milieu de toute cette alchimie.

M. Patard l'appela à plusieurs reprises, sans qu'il eût l'air de l'entendre. Tout là-haut les chiens grondaient toujours et M. Lalouette n'avait garde d'ouvrir la porte par laquelle il rêvait cependant de filer comme une flèche.

C'est alors que la loque-l'homme aux lambeaux-remua un peu et que son ombre aux yeux hagards fit entendre des paroles terribles.

– La preuve que le secret de Toth existe, c'est qu'ils sont morts. Voyez-vous! voyez-vous! voyez-vous! Il était descendu un jour si furieux que la maison en tremblait. Et moi aussi, je tremblais. Car je me disais: Ça y est! Oh! ça y est! Il va falloir que j'invente encore quelque chose! Chaque fois qu'il me demande quelque chose de très difficile, il m'épouvante…

Alors, il m'a, comme un petit enfant qui a peur qu'on ne lui donne pas sa tartine… Quelle misère, n'est-ce pas?… Mais c'est un bandit!

Il y eut des râles sauvages dans la gorge de l'homme.

Et puis:

– Ah! Il m'a bien tenaillé, avec son secret de Toth! Moi je n'en avais jamais entendu parler. Il m'a dit qu'un saltimbanque prétendait qu'on pouvait tuer avec ce secret-là, par le nez, les yeux, la bouche et les oreilles… Et il me disait qu'à côté de ce saltimbanque qu'il appelait Eliphas, je n'étais qu'un âne… Il m'a humilié devant Tobie!… C'en était indécent!… et j'ai bien souffert!… Ah! quelle quinzaine!… quelle quinzaine nous avons passée!… je me la rappellerai longtemps… et il ne m'a laissé tranquille que quand je lui eus livré les parfums tragiques… les rayons assassins… et la chanson qui tue! Il a su s'en servir à ce que je vois.

L'homme ricana affreusement.

Puis il s'étala de tout son long par terre, étendant les bras et les jambes avec lassitude.

– Ah! que je suis fatigué! soupira-t-il… Mais il me faut des détails. Je voudrais bien savoir si on a vu briller le soleil de sacristie?

M. Hippolyte Patard sursauta. Il se rappela cette définition étrange et remarquable qu'un docteur avait faite des stigmates retrouvés sur le visage de Maxime d'Aulnay. Et il dit dans un souffle:

– Oui, oui, c'est bien cela!… le soleil de sacristie!

– Il y était, n'est-ce pas?… Il avait éclaté sur le visage…

C'était forcé!… ça, mon cher monsieur! c'est la mort par la lumière! Ça ne peut pas faire autrement! ça fait comme une explosion!… ou plutôt comme si le visage avait explosé!…

Mais l'autre, qu'est-ce qu'il avait?… parce que, vous comprenez, mon cher monsieur, il me faut des détails… Oh! je me doutais bien, allez, que le bandit aurait encore fait des siennes, puisque je l'ai entendu raconter à Tobie qu'ils étaient morts tous les trois. Mais les détails, ça me manque, dans ma situation. Tantôt entre eux, devant moi, ils parlent… et tantôt ils se taisent… Ah! c'est un impitoyable bandit! Mais l'autre… qu'est-ce qu'il avait? Quels stigmates? Qu'est-ce qu'on a trouvé?

– Mais je crois qu'on n'a rien trouvé, répondit Patard.

– Ah! on n'aura rien trouvé avec le parfum plus tragique…

– Ça ne laisse pas de traces… c'est enfantin!… ça se met dans une lettre… on l'ouvre, on la lit et on le respire!… Bonsoir!… plus personne!… mais on ne tue pas tout le monde comme ça!… on finirait par se méfier, bien sûr… Oui, oui, on finirait par se méfier… Il a dû tuer le troisième avec…

Ici, le grondement des chiens sembla tellement se rapprocher que la conversation en fut suspendue. On n'entendait plus dans la cave que la respiration haletante des trois hommes… puis la voix des molosses s'éloigna ou plutôt diminua d'intensité.

– On ne leur donnera donc pas à manger, ce soir? murmura Dédé.

Patard, dont le cœur battait à se rompre, depuis l'atroce révélation, put encore dire:

– Il y en a un, je crois, qui a eu une hémorragie… car on lui a trouvé un peu de sang au bout du nez!

– Parbleu!… Parbleu! Parbleu! grinça Dédé…-et ses dents faisaient, l'une contre l'autre, un bruit insupportable.

Parbleu! Celui-là est mort par le son!… Il y a eu fatalement…

Oh! c'est bien cela!… une hémorragie interne de l'oreille et il y a eu un écoulement sanguin par la trompe d'Eustache, écoulement qui a gagné l'arrière-gorge et puis le nez!… Nous y sommes! nous y sommes, ma parole!

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