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M. Martin Latouche essuya du revers de sa main son front en sueur…

– Alors, dit-il… Il est bien tard!…

Et avec de grandes précautions, il fit passer M. le secrétaire perpétuel, du petit mystérieux bureau dans la grande bibliothèque. Là, la porte précieuse refermée, il dit encore:

– Oui, bien tard!… Comment êtes-vous venu si tard, monsieur le secrétaire perpétuel?…

– Le bruit courait que vous refusiez le siège de Mgr d'Abbeville. Les journaux du soir l'imprimaient.

– C'est des bêtises! déclara Martin Latouche d'une voix grave et subitement volontaire… des bêtises!… Je vais me remettre tout de suite au triple éloge de Mgr d'Abbeville, de Jehan Mortimar et de Maxime d'Aulnay…

M. Hippolyte Patard dit:

– Demain, j'enverrai une note aux journaux. Mais dites-moi, cher collègue…

– Parlez!… qu'y a-t-il?…

– C'est que je suis peut-être indiscret…

M. Hippolyte Patard semblait en effet très embarrassé…

Il tournait et retournait le manche de son parapluie. Enfin, il se décida…

– Vous m'avez fait tant de confidences que je me risque.

D'abord, je puis vous demander-et cela n'est pas indiscret si vous connaissiez beaucoup MM. Mortimar et d'Aulnay…

Martin Latouche ne répondit point tout d'abord. Il alla prendre sur la table la lampe qu'il tint au-dessus de la tête de M. Hippolyte Patard:

– Je vais vous accompagner, dit-il, monsieur le secrétaire perpétuel, jusqu'à la porte de la rue, à moins que vous n'ayez crainte de mauvaises rencontres, auquel cas je vous accompagnerai jusque chez vous… mais le quartier malgré son air lugubre, est très tranquille…

– Non! non! mon cher collègue… je vous en prie, ne vous dérangez pas!…

– C'est comme vous voulez! dit Martin Latouche sans insister… Je vous éclaire…

Ils étaient maintenant sur le palier: le nouvel académicien répondit alors à la question qui lui avait été posée:

– Oui, oui, certainement… je connaissais beaucoup Jehan Mortimar… et Maxime d'Aulnay… nous étions de vieux amis… d'anciens camarades… et quand nous nous sommes trouvés sur le même rang pour le fauteuil de Mgr d'Abbeville… nous avons décidé de laisser faire les choses, de ne point intriguer et nous nous réunîmes parfois pour causer de la situation… tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre… L'histoire des menaces d'Eliphas, après l'élection de Mortimar, fut pour nous un sujet de conversation plutôt amusant…

– Cette conversation a épouvanté notre Babette… Et c'est là, mon cher collègue, que je vais peut-être montrer de l'indiscrétion… De quel crime parliez-vous donc quand vous disiez: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde»?

Martin Latouche fit descendre quelques degrés à M. Hippolyte Patard en le priant de bien tâter l'escalier du talon…

– Eh bien, mais!… répondit-il encore. (Oh! il n'y a aucune indiscrétion! Aucune! vous voulez rire!) Eh bien, mais, je vous ai déjà dit que Maxime d'Aulnay, bien qu'il en plaisantât, avait été touché au fond par les paroles menaçantes d'Eliphas qui avait disparu après les avoir prononcées… Ce jour-là, Maxime d'Aulnay tout en félicitant Mortimar de son élection, qui avait eu lieu deux jours auparavant, avait conseillé, toujours en plaisantant, naturellement, à ce pauvre Mortimar qui songeait déjà à son discours de réception, de se tenir sur ses gardes, car la vengeance du sâr le guettait. Celui-ci n'avait-il point annoncé que le fauteuil de Mgr d'Abbeville serait fatal à celui qui oserait s'y asseoir?… Alors, moi, je ne trouvai rien de mieux…-attention à cette marche, monsieur le secrétaire perpétuel-je ne trouvai rien de mieux que de renchérir sur cette sorte de jeu…-prenez garde, là… nous sommes sous la voûte-et je m'écriai-tournez à gauche, monsieur le secrétaire perpétuel-et je m'écriai avec emphase: «Non! Non! ça n'est pas possible! Il n'aurait pas de plus grand crime au monde.»-Là, nous sommes arrivés…

Les deux hommes étaient en effet sous la grande porte…

Martin Latouche tira bruyamment de lourds barreaux de fer, fit tourner une clef énorme, et, tirant la porte à lui, regarda sur la place.

– Tout est tranquille! dit-il, tout le monde dort… voulez-vous que je vous accompagne, mon cher secrétaire perpétuel?

– Non! Non! je suis stupide! Je suis un pauvre homme stupide! Ah! mon cher collègue, permettez-moi de vous serrer une dernière fois la main…

– Comment! Une dernière fois!… Est-ce que vous croyez que je vais mourir comme les autres?… Ah! je n'y tiens pas, moi!… Et puis, je n'ai pas de maladie de cœur!…

– Non! Non!… je suis stupide… il faut espérer que des temps moins tristes viendront, et que nous pourrons un jour bien rire de tout cela!… Allons! adieu, mon cher nouveau collègue!… adieu!… Et encore une fois, toutes mes félicitations…

Le cœur brave et tout à fait réconforté, M. Hippolyte Patard, le parapluie en arrêt, prenait déjà le Pont-Neuf, quand Martin Latouche l'appela:

– Psst!… Encore un mot!… N'oubliez pas que tout cela, c'est mes petits secrets!…

– Ah! vous ne me connaissez pas!… Il est entendu que je ne vous ai pas vu ce soir! Bonne nuit, mon cher ami!…

V. Expérience nº 3

Le grand jour arriva. Il avait été fixé par l'Académie le quinzième qui suivit les obsèques solennelles de Maxime d'Aulnay L'illustre Compagnie n'avait pas voulu que la situation regrettable où l'avait mise la triste fin des deux précédents récipiendaires se prolongeât. Elle tenait à en finir le plus vite possible avec tous les bruits absurdes que les disciples d'Eliphas de La Nox, les amis de la belle Mme de Bithynie et de tout le club des Pneumatiques (de pneuma, âme) n'avaient cessé de faire courir Quant au sâr lui-même, il semblait avoir disparu de la surface de la terre. Tous les efforts faits pour le joindre n'avaient abouti à rien. Les meilleurs reporters lancés sur sa trace étaient revenus bredouilles et cette absence prolongée était devenue facilement le principal sujet d'inquiétude, car, de toute évidence, le sâr se cachait; et pourquoi se cachait-il?

D'autre part, il est juste de reconnaître tout de suite que les cervelles généralement bien portantes, après l'émoi du premier ou plutôt du second moment, émoi qui les avait, elles aussi, fait un peu divaguer (mais où sont les cervelles qui, même en bonne santé, par instants, ne divaguent point?), que ces cervelles, dis-je, la crise passée, avaient retrouvé un parfait équilibre.

Ainsi, le plus tranquille des hommes, depuis son émouvant et mystérieux entretien avec Martin Latouche, était M. Hippolyte Patard. Même il avait retrouvé sa jolie couleur rose.

Mais, quand le grand jour de la réception de Martin Latouche arriva, la curiosité chez les uns et chez les autres, chez les sages aussi bien que chez les fous, fut déchaînée.

La foule qui se rua à l'assaut de la coupole l'emplit d'abord et puis resta à en battre les approches, débordant sur les quais et dans les rues adjacentes, interrompant toute circulation.

A l'intérieur dans la grande salle des séances publiques, tout le monde était debout, hommes et femmes s'écrasant.

Au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient (les minutes qui précédaient l'ouverture de la séance), le silence, au-dessus de l'effroyable cohue, se faisait plus pesant, plus terrible.

On avait remarqué que la belle Mme de Bithynie s'était abstenue de paraître à la solennité. On en avait tiré le plus affreux augure… Certes, s'il devait arriver quelque chose, elle avait bien fait de ne pas se montrer, car elle eût été mise en pièces par une foule sur laquelle un vent de démence était prêt à souffler!

A la place que cette dame occupait à la précédente séance se tenait un monsieur correct, au ventre bourgeois, dont l'aimable rebondissement s'adornait d'une belle épaisse chaîne d'or Il était debout, l'extrémité des doigts de ses deux mains glissée dans les deux poches de son gilet. Sa figure n'était point celle du génie, mais elle n'était pas inintelligente, loin de là. Le front chauve faisait oublier, par l'absence de tout subterfuge capillaire, qu'il était bas. Un binocle en or chevauchait un nez commun. M. Gaspard Lalouette (c'était lui) n'était point myope, mais il ne lui déplaisait pas de laisser penser autour de lui que sa vue s'était usée aux travaux de lettres, à l'instar des grands écrivains.

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