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«Alors, j'ai écouté… j'ai essayé, à travers la porte, de comprendre ce qui se passait, ce qui se disait. Mais on parlait très bas et j'enrageais de ne pas saisir… A la fin, j'ai cru comprendre qu'il y avait une discussion qui n'allait pas toute seule… Et tout à coup, mon maître, élevant la voix, a dit, et cela je l'ai entendu distinctement: «Est-ce bien possible? Il n'aurait pas de plus grand crime au monde!» Ça, je l'ai entendu!… de mes oreilles… C'est tout ce que j'ai entendu…

«J'en étais encore abasourdie… quand la porte s'est ouverte; les deux inconnus se sont jetés sur moi… «Ne lui faites pas de mal! s'est écrié M. Latouche qui refermait soigneusement la porte de son petit bureau… J'en réponds comme de moi-même!» Et il est venu à moi et m'a dit: «Babette, on ne te questionnera pas; tu as entendu ou tu n'as pas entendu!»

«Mais tu vas te mettre à genoux et jurer sur le bon Dieu que tu ne parleras jamais à âme qui vive de ce que tu as pu entendre et de ce que tu as vu! Je te croyais sortie, tu n'as donc pas vu ces deux messieurs venir chez moi. Tu ne les connais pas. Jure cela, Babette.»

Je regardais mon maître. Je ne lui avais jamais vu une figure pareille. Lui ordinairement si doux-j'en fais ce que je veux-la colère l'avait transformé. Il en tremblait! Les deux inconnus étaient penchés au-dessus de moi avec des figures de menaces. Je suis tombée à genoux, et j'ai juré tout ce qu'ils ont voulu… Alors, ils sont partis… l'un après l'autre, en regardant dans la rue avec précaution… l'étais redescendue plus morte que vive, dans la cuisine, et je les regardais s'éloigner, quand j'ai aperçu… justement… pour la première fois… le vielleux!… Il était debout, comme tout à l'heure, sous le réverbère… J'ai fait le signe de la croix… le malheur était sur la maison.»

M. le secrétaire perpétuel, tout en écoutant de toutes ses oreilles la vieille Babette, avait suivi des yeux les mouvements du vielleux. Et il n'avait pas été peu impressionné de le voir faire, au-dessus de sa boîte, des signes mystérieux… enfin, une fois encore, la boîte qui marche s'était évanouie dans la nuit.

La Babette s'était relevée.

– J'ai fini, répéta-t-elle. Le malheur était sur la maison.

– Et ces hommes, demanda M. Patard, que le récit de la gouvernante inquiétait au-delà de toute expression… Ces hommes, vous les avez revus?

– Il y en a un que je n'ai jamais revu, monsieur le Perpétuel, parce qu'il est mort. J'ai vu sa photographie dans les journaux… C'est ce M. Mortimar.

M. le Perpétuel bondit.

– Mortimar… Et l'autre, l'autre?

– L'autre? J'ai vu aussi sa photographie dans les journaux… C'était M. d'Aulnay!…

– M. d'Aulnay!… Et vous l'avez revu, celui-là?

– Qui… celui-là… je l'ai revu… Il est revenu ici la veille de sa mort, monsieur le Perpétuel.

– La veille de sa mort… Avant-hier?

– Avant-hier!… Ah! je ne vous ai pas tout dit! Il le faut!…

Et il n'était pas plus tôt arrivé, que je retrouvais le vielleux dans la cour!… Aussitôt qu'il m'a eu vue, il s'est sauvé comme toujours… Mais j'ai pensé aussitôt: «Mauvais signe, mauvais signe!…» Monsieur le Perpétuel, ma grand-tante me le disait toujours: «Babette, méfie-toi des vielleux!…» Et ma grand-tante, qui avait atteint un grand âge, monsieur le Perpétuel, s'y connaissait pour ça… Elle habitait juste en face de La Bancal, dans mon pays natal, à Rodez, la nuit qu'ils ont assassiné le Fualdès… et elle a entendu l'air du crime… l'air que les joueux d'orgue et les vielleux «tournaient» dans la rue, pendant que sur la table, La Bancal et Bastide et les autres coupaient la gorge au pauvre homme… C'était un air… qui lui est toujours resté dans les oreilles… à la pauvre vieille, et qu'elle m'a chanté autrefois, en grand secret, tout bas, pour ne compromettre personne… un air… un air…

Et la Babette s'était soudain dressée avec des gestes d'automate… Son visage, éclairé par la lueur rouge et pâlotte du réverbère d'en face, exprimait la plus indicible terreur… Son bras tendu montrait la rue d'où une ritournelle lente, lointaine, désespérément mélancolique venait.

– Cet air-là!… râla-t-elle. Tenez… c'était cet air-là!

IV. Martin Latouche

Aussitôt, on entendit, dans la pièce qui se trouvait juste au-dessus de la cuisine, un grand fracas, un bruit de meubles que l'on renverse, comme une vraie bataille. Le plafond en était retentissant.

La Babette hurla:

– On l'assassine!… Au secours!…

Et elle bondit vers l'âtre, y saisit un tisonnier et se rua hors de la cuisine, traversant la voûte, escaladant les degrés qui conduisaient au premier étage.

M. Hippolyte Patard avait murmuré:

– Mon Dieu!…

Et il était resté là, les tempes battantes, anéanti par l'effroi, brisé par l'horreur de la situation, cependant que dans la rue la ritournelle maudite, l'air banal, historique et terrible prolongeait tranquillement son rythme complice de quelque nouveau forfait… musique du diable qui avait toujours empêché d'entendre les cris de ceux que l'on égorge… et qui arrivait maintenant toute seule, couvrant tout autre bruit, jusqu'aux oreilles bourdonnantes de M. Hippolyte Patard… jusqu'à son cœur glacé.

Il put croire qu'il allait s'évanouir.

Mais la honte qu'il conçut soudain de sa pusillanimité le retint sur le bord de cet abîme obscur où l'âme humaine, prise de vertige, se laisse choir. Il se souvint à temps qu'il était le secrétaire perpétuel de l'Immortalité, et ayant fait, pour la seconde fois dans cette soirée mouvementée, le sacrifice de sa misérable vie, il se livra à un grand effort moral et physique qui le conduisit, quelques secondes plus tard, armé, à gauche, d'un parapluie, à droite, d'une paire de pincettes, devant une porte du premier étage que la Babette ébranlait à grands coups de tisonnier… et qui, du reste, s'ouvrit tout de suite.

– Tu es toujours aussi toquée, ma pauvre Babette? fit une voix frêle, mais paisible.

Un homme d'une soixantaine d'années, d'apparence encore robuste, aux cheveux grisonnants qui bouclaient, à la belle barbe blanche, encadrant une figure rose et poupine, aux yeux doux, était sur le seuil de la porte, tenant une lampe.

C'était Martin Latouche.

Aussitôt qu'il aperçut M. Hippolyte Patard entre ses pincettes et son parapluie, il ne put retenir un sourire:

– Vous, monsieur le secrétaire perpétuel! Que se passe-t-il donc? demanda-t-il en s'inclinant avec respect.

– Eh! monsieur! c'est nous qui vous le demandons! s'écria la Babette en jetant son tisonnier C'est-il Dieu possible de faire un bruit pareil! Nous avons cru qu'on vous assassinait!… Avec ça que le vielleux est en train de «tourner» l'air du Fualdès dans la rue, sous nos fenêtres…

– Le vielleux ferait mieux d'aller se coucher!… répondit tranquillement Martin Latouche, et toi aussi, ma bonne Babette!… (Et, se tournant vers M. Patard:) Monsieur le secrétaire perpétuel, je serais bien curieux de savoir ce qui me vaut, à cette heure, le grand honneur de votre visite…

Ce disant, Martin Latouche avait fait entrer M. Patard dans la bibliothèque et l'avait débarrassé de sa paire de pincettes. La Babette avait suivi.

Elle regardait partout.

Tous les meubles étaient en ordre… les tables, les casiers occupaient leur place accoutumée…

– Mais enfin, M. le Perpétuel et moi, nous n'avons pas rêvé! déclara-t-elle. On aurait dit qu'on se battait ici ou qu'on déménageait…

– Rassure-toi, Babette… c'est moi, dans le petit bureau, qui ai remué maladroitement un fauteuil… Et maintenant, dis-nous bonsoir!

La Babette regarda avec méfiance la porte du petit bureau, cette porte qui ne s'était jamais ouverte pour elle, et elle soupira:

– On s'est toujours méfié de moi, ici!

– Va-t'en, Babette!…

– On dit qu'on ne veut plus de l'Académie…

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