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– Il faut le lui demander, monsieur le Perpétuel! il faut le lui demander!… Mais il ne se laisse pas approcher… Il est plus fuyant qu'une ombre… et puis, vous savez, moi, je suis de Rodez! et les vielleux ça porte malheur!

– Ah! fit M. le Perpétuel en touchant le manche de son parapluie… Et pourquoi?

Babette, pendant qu'elle se signait, prononça à voix très basse:

– La Bancal…

– Quoi? La Bancal?

– … La Bancal avait fait venir des vielleux qui jouaient de la musique dans la rue, pour qu'on ne l'entende pas assassiner ce pauvre M. Fualdès… C'est pourtant bien connu ça… monsieur le Perpétuel.

– Oui, oui, je sais… en effet, l'affaire Fualdès… Mais je ne vois pas…

– Vous ne voyez pas?… Mais entendez-vous? Entendez-vous?

Et la Babette, penchée dans un geste tragique, l'oreille collée au carreau, semblait entendre des choses qui n'arrivaient point jusqu'à M. Hippolyte Patard, ce qui n'empêcha point celui-ci de se lever dans une grande agitation.

– Vous allez me conduire auprès de M. Martin Latouche, tout de suite, fit-il en s'efforçant de montrer quelque autorité.

Mais la Babette était retombée sur sa chaise…

– Je suis folle! fit-elle… J'avais cru… mais ce n'est pas possible des choses pareilles… vous n'avez rien entendu, vous, monsieur le Perpétuel?

– Non, rien du tout…

– Qui… je deviendrai folle avec ce vielleux qui ne nous quitte plus.

– Comment cela? Il ne vous quitte plus.

– Eh! en plein jour dans le moment qu'on s'y attend le moins, on le trouve dans la cour… Je le chasse… Je le retrouve dans l'escalier… Dans un coin de porte, n'importe où… Tout lui est bon pour cacher sa boîte à musique… Et la nuit, il rôde sous nos fenêtres…

– Voilà, en effet, qui n'est pas naturel, prononça M. le secrétaire perpétuel.

– Vous voyez bien!… Je ne vous le fais pas dire…

– Il y a longtemps qu'il rôde par ici?

– Depuis trois mois environ…

– Tant de temps que ça?…

– Oh! il est quelquefois des semaines sans reparaître…

Tenez la première fois que je l'ai vu, c'était le jour…

Et la Babette s'arrêta.

– Eh bien? interrogea Patard, frappé de ce silence subit.

La vieille servante murmura:

– Il y a des choses que je ne dois pas dire… mais, tout de même, monsieur le Perpétuel, le vielleux nous est venu dans le temps que M. Latouche s'est présenté à votre Académie… même que je lui ai dit: c'est pas bon signe! Et c'est justement dans le temps que les autres sont morts. Et quand on reparle de votre Académie, c'est toujours dans ce temps-là qu'il revient… Non, non, tout ça, c'est pas naturel… Mais je peux rien vous dire…

Et elle secoua la tête avec énergie. M. Patard était maintenant fort intrigué. Il se rassit. Babette reprenait, comme se parlant à elle-même:

– Il y a des fois que je me raisonne… Je me dis que c'est une idée comme ça. Rodez, quand on voyait, de mon temps, un vielleux, on se signait, et les petits enfants lui jetaient des pierres… et il se sauvait.

Et elle ajouta, pensive:

– Mais celui-là, il revient toujours.

– Vous disiez que vous ne pouviez rien me dire, insinua M. Patard; est-ce qu'il s'agit des vielleux?

– Oh! Il n'y a pas que les vielleux…

Mais elle secoua encore la tête, comme pour chasser l'envie qui la tenaillait de parler. Plus elle secouait la tête, plus M. Patard désirait que la vieille Babette parlât.

Il dit, résolu à frapper un grand coup:

– Après tout, ces morts-là… ne sont peut-être pas si naturelles qu'on pourrait le croire… Et si vous savez quelque chose, madame, vous serez plus coupable que nous tous… de tout ce qui pourra arriver.

La Babette joignit les mains comme en prière…

– J'ai juré sur le bon Dieu, fit-elle.

M. Patard se leva tout droit.

– Conduisez-moi, madame, auprès de votre maître.

La Babette sursauta:

– Alors, c'est bien fini? implora-t-elle.

– Quoi donc? interrogea d'une voix un peu rude M. le secrétaire perpétuel.

– Je vous demande: c'est bien fini? vous l'avez élu de votre Académie… il en est… et il dira des compliments à votre Mgr d'Abbeville?

– Mais oui, madame.

– Et il fera son compliment… devant tout le monde?

– Certainement.

– Comme les deux autres.

– Comme les deux autres?… Il le faut bien!

Mais ici la voix de M. le secrétaire perpétuel n'était plus rude du tout… Elle tremblait même un peu.

– Eh bien, vous êtes des assassins! fit la Babette, tranquillement, avec un grand signe de croix, et elle continua:

– …Mais je ne laisserai pas assassiner M. Latouche, et je le sauverai malgré lui… malgré ce que j'ai juré… Monsieur le Perpétuel, asseyez-vous… je vais tout vous dire.

Et elle se jeta à genoux sur le carreau.

– J'ai juré sur mon salut, et je manque à mon serment… Mais le bon Dieu qui lit dans mon cœur me pardonnera. Voilà exactement ce qui est arrivé…

M. Patard écoutait avidement la Babette, en regardant vaguement, par le volet entrouvert, dans la rue… Il vit que le vielleux était revenu et qu'il levait ses yeux papillotants en l'air fixant quelque chose au-dessus de la tête de M. Patard, vers le premier étage de la maison. M. Panard tressaillit. Toutefois, il resta assez maître de lui pour ne point révéler, par quelque mouvement brusque, à la Babette ce qui se passait dans la rue… Et elle ne fut pas interrompue dans son récit.

A genoux, elle ne pouvait rien voir. Et elle n'essayait de rien voir. Elle parlait douloureusement, en soupirant, et d'une seule traite, comme à confesse… pour être plus tôt débarrassée du poids qui pesait sur sa conscience.

– Il est donc arrivé que deux jours après que vous n'avez pas voulu de mon maître à votre Académie (car à ce moment-là, vous n'en avez pas voulu, et vous avez pris à sa place un M. Mortimar comme vous avez pris après le M. d'Aulnay), eh bien, un après-midi que je devais m'absenter et où j'étais restée cependant à ma cuisine, sans que M. Latouche en sache rien, j'ai vu arriver un monsieur qui a trouvé tout seul le chemin de l'escalier pour monter chez mon maître, et qui s'est enfermé avec lui. Je ne l'avais jamais vu. Cinq minutes plus tard, un autre monsieur que je ne connaissais pas non plus, est arrivé à son tour… et il est monté comme l'autre, rapidement, comme s'il avait peur qu'on l'aperçoive… et je l'ai entendu frapper à la porte de la bibliothèque qui a été ouverte tout de suite, et, maintenant, ils étaient trois dans la bibliothèque: M. Latouche et les deux inconnus.

«… Une heure, deux heures se sont passées comme ça… La bibliothèque est juste au-dessus de la cuisine… Ce qui m'étonnait le plus, c'est que je ne les entendais même pas marcher… On n'entendait rien de rien… Ça m'intriguait trop, et, je l'avoue, je suis curieuse. M. Latouche ne m'avait point parlé de ces visites-là… Je suis montée à mon tour, et j'ai collé mon oreille à la porte de la bibliothèque. On n'entendait rien… Ma foi, j'ai frappé, on ne m'a pas répondu… j'ai ouvert la porte… il n'y avait personne là-dedans… Comme il n'y a qu'une porte, la porte du petit bureau qui donne dans la bibliothèque, en dehors de la porte d'entrée, je suis allée à cette porte-là; mais j'étais plus étonnée, en y allant, que de tout le reste… car jamais, jamais je ne suis entrée dans le petit bureau de M. Latouche. Et jamais mon maître n'y a reçu personne; c'est une manie qu'il a, le brave homme; c'est là qu'il écrit, et pour être sûr de n'être pas dérangé, quand il est là-dedans… c'est comme s'il était dans un tombeau. Souvent, il m'a cédé sur bien des choses que je lui demandais raisonnablement, mais jamais il ne m'a cédé là-dessus. Il avait fait faire une clef spéciale, et pas plus moi qu'une autre, je n'ai jamais pu entrer dans le petit bureau. Là-dedans, il faisait son ménage lui-même. Il me disait: «Ce coin-là est à moi Babette, tout le reste t'appartient pour frotter et nettoyer.» Et voilà qu'il était enfermé là-dedans avec deux hommes que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam…

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