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Holmes en se rasseyant avait tiré sa montre; et, à mesure que les minutes s’écoulaient, sa mine s’allongeait, il se mordillait les lèvres, il tambourinait des doigts sur la table; il montrait tous les signes de l’anxiété. Son émotion intense me faisait mal. Ravis de l’échec qu’essuyait mon compagnon, les deux détectives sourirent.

«Il ne peut pas s’agir d’une coïncidence!» s’écria-t-il à la fin en se levant.

Il se prit à arpenter la salle d’un pas déchaîné.

«Il est impossible que ce soit une simple coïncidence. Ces pilules, j’en avais soupçonné l’emploi dans l’affaire Drebber; on les découvre après la mort de Stangerson. Et voilà qu’elles sont anodines! Comment cela se fait-il? Pourtant mon raisonnement est juste. Alors? Mais ce chien qui ne se porte pas plus mal… Ah! j’y suis! J’y suis!»

Avec un cri de joie, il se précipita vers la boîte; il partagea en deux l’autre pilule; il en fit fondre une moitié; il ajouta du lait; il présenta de nouveau la soucoupe au fox. A peine la malheureuse bête y avait-elle trempé sa langue, qu’elle frissonna de tous ses membres et tomba sur le coussin, raide et inanimée, comme frappée par la foudre.

Sherlock Holmes poussa un long soupir et essuya la sueur de son front.

«J’aurais dû être plus confiant! dit-il. Lorsqu’un fait semble contredire une longue suite de déductions, c’est qu’on l’interprète mal. Une des deux pilules contenait un poison violent, tandis que l’autre était inoffensive. J’aurais dû le savoir avant même de voir la boîte.»

Cette dernière déclaration me sembla si extravagante que je me demandai s’il avait tout son bon sens. Pourtant j’avais là, sous les yeux, le chien mort: le bien-fondé de son hypothèse ne faisait aucun doute. Peu à peu, les brouillards de mon esprit se dissipèrent; la vérité m’apparut confusément.

«Tout cela vous semble étrange, continua Holmes, parce que vous n’avez pas saisi l’importance du seul indice véritable qui s’est présenté à vous dès le début. J’ai eu la chance de mettre le doigt dessus. Depuis lors, tout ce qui est arrivé n’a fait que confirmer ma première supposition; tout, en fait, en a découlé logiquement. Les choses qui vous ont semblé des complications embarrassantes m’ont éclairé et ont confirmé mes conclusions. L’extraordinaire est une chose, le mystère en est une autre. Le crime le plus banal est souvent le plus mystérieux: il ne présente aucun caractère dont on puisse tirer des déductions. Si, au lieu de découvrir le corps de la victime dans les circonstances sensationnelles qui ont révélé l’affaire, on l’avait trouvé tout simplement étendu sur la chaussée, l’enquête aurait été beaucoup plus difficile. Tous ces détails extraordinaires, loin de compliquer les choses, les ont, au contraire, simplifiées.»

M. Gregson, qui avait écouté avec impatience, fut incapable de se contenir plus longtemps.

«Voyons, monsieur Sherlock Holmes, dit-il, nous sommes tous disposés à reconnaître votre perspicacité et l’originalité de votre méthode de travail. Mais, à présent, nous désirons autre chose que de la théorie et du prêche. Il s’agit de capturer un assassin. J’en étais venu à une conclusion qui s’est révélée fausse. Le jeune Charpentier n’a pas pu prendre part au second crime. Lestrade a couru après Stangerson; il se trompait lui aussi. Avec toutes les allusions que vous avez lancées par-ci, par-là, vous nous avez donné l’impression d’en savoir plus que nous. Dites-nous donc clairement ce que vous savez! Pouvez-vous nous révéler le nom du coupable?

– Je ne peux que donner raison à Gregson, dit Lestrade. Nous avons chacun de notre côté essayé d’éclaircir l’affaire et nous avons échoué tous les deux. Depuis mon arrivée ici, vous nous avez laissé entendre à plusieurs reprises que vous saviez parfaitement à quoi vous en tenir. J’espère que vous ne nous ferez pas languir plus longtemps.

– Tout délai apporté à l’arrestation de l’assassin pourrait lui laisser le temps de commettre un nouveau crime!» ajoutai-je.

Pressé par nous trois, Holmes parut hésiter. Il n’en continua pas moins à marcher de long en large, la tête basse et les sourcils froncés. Tout à coup, il s’arrêta et nous regarda bien en face.

«Il ne commettra plus de crime! dit-il. Là-dessus, vous pouvez être tranquilles. Vous m’avez demandé si je connaissais le nom de l’assassin? Oui, je le connais! Mais quelle importance? Ce qui compte, c’est de le capturer. Or, j’ai bon espoir d’y arriver par mes propres moyens. Encore faudra-t-il du doigté!… L’homme est rusé, désespéré. De plus, et cela je le sais par expérience personnelle, il a un complice qui est aussi habile que lui. Tant qu’il ne se sait pas découvert, il y a des chances de lui mettre la main au collet; mais, au moindre soupçon il changera de nom et disparaîtra parmi les quatre millions d’habitants de Londres. Sans vouloir vous froisser ni l’un ni l’autre, je dois dire qu’à mon avis, la police n’est pas de taille à lutter contre ces deux hommes-là. C’est pourquoi je n’ai pas fait appel à votre aide… Bien entendu, si, à mon tour, j’échoue, je serai blâmé d’avoir agi seul… Bah! je joue gagnant! Dès maintenant je vous promets ceci: quand je pourrai me mettre en rapport avec vous sans nuire à mes plans, je le ferai.»

Apparemment, cette promesse, précédée de l’allusion méprisante à la police, ne satisfit guère Gregson ni Lestrade. Le premier avait rougi jusqu’à la racine de ses cheveux couleur de lin, tandis que les yeux en boutons de chaussure de l’autre avaient brillé de curiosité, puis de rancune.

Ils n’eurent pas le temps de répliquer. On frappa.

Le porte-parole des gavroches, Wiggins, montra sa frimousse.

«Pardon, monsieur! dit-il en relevant sa mèche de cheveux. Le fiacre est en bas.

– Parfait, mon garçon! dit Holmes, avec satisfaction… Pourquoi n’adoptez-vous pas ce modèle à Scotland Yard? ajouta-t-il en sortant d’un tiroir une paire de menottes en acier. Voyez comme le ressort fonctionne bien. Elles se referment en un rien de temps.

– Nos vieilles menottes suffiront, dit Lestrade, si nous attrapons jamais l’assassin.

– Fort bien, fort bien! fit Holmes en souriant. Au fait, le cocher pourrait m’aider à transporter mes bagages? Demandez-lui de monter, Wiggins!»

Je fus surpris d’apprendre que mon compagnon partait en voyage: il ne m’en avait rien dit. Il y avait une petite valise dans la pièce; Holmes alla la chercher et se mit à la sangler; sur ces entrefaites, le cocher entra.

Sans le regarder, Holmes lui dit en s’agenouillant:

«Aidez-moi donc à attacher cette courroie, cocher!»

L’homme s’avança, l’air hargneux, un peu méfiant; il se pencha et tendit les mains. Coup sec, bruit métallique. Holmes se releva.

«Messieurs! cria-t-il les yeux brillants. Je vous présente M. Jefferson Hope, l’assassin d’Enoch Drebber et de M. Joseph Stangerson.»

Tout s’était passé en un tournemain, si rapidement que je n’avais pas eu le temps d’en prendre conscience! J’ai gardé un souvenir vif de cet instant: l’air triomphant de Holmes et le timbre de sa voix; le visage abasourdi, féroce du cocher lorsqu’il regarda les menottes qui brillaient à ses poignets: elles les avaient encerclés comme par magie. Durant quelques secondes nous fûmes comme des statues. Puis, avec un rugissement de colère, le cocher s’arracha à l’étreinte de Holmes et se rua par la fenêtre. Le bois et le verre volèrent en éclats; mais, avant qu’il eût passé au travers, Gregson, Lestrade et Holmes sautèrent sur lui comme autant de chiens de chasse. Ils le ramenèrent de force. Une lutte terrible s’engagea. Il nous repoussa maintes et maintes fois tant il était fort. Il semblait avoir l’énergie convulsive d’un épileptique. Le verre avait affreusement tailladé son visage, mais il avait beau perdre du sang, il n’en résistait pas moins! Lestrade réussit à empoigner la cravate; il l’étrangla presque. Le cocher comprit enfin l’inutilité de ses efforts. Nous ne respirâmes cependant qu’après lui avoir lié les pieds et les mains.

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