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– Cet honnête homme est en effet, monsieur l’abbé, placé très-haut dans mon estime, répondit le notaire avec une amertume mal dissimulée.

– Et ce n’est pas tout, monsieur l’abbé, reprit Polidori en regardant Jacques Ferrand d’un air significatif, vous allez voir jusqu’où vont les généreux scrupules de l’auteur inconnu de cette restitution; et, s’il faut tout dire, je soupçonne fort notre ami de n’avoir pas peu contribué à éveiller ces scrupules, et à trouver moyen de les calmer.

– Comment cela? demanda le prêtre.

– Que voulez-vous dire? ajouta le notaire.

– Et les Morel, cette brave et honnête famille?

– Ah! oui… oui… en effet… j’oubliais…, dit Jacques Ferrand d’une voix sourde.

– Figurez-vous, monsieur l’abbé, reprit Polidori, que l’auteur de cette restitution, sans doute conseillé par Jacques, non content de rendre cette somme considérable, veut encore… Mais je laisse parler ce digne ami… c’est un plaisir que je ne veux pas lui ravir…

– Je vous écoute, mon cher monsieur Ferrand, dit le prêtre.

– Vous savez, reprit Jacques Ferrand avec une componction hypocrite, mêlée çà et là de mouvements de révolte involontaire contre le rôle qui lui était imposé, mouvements que trahissaient fréquemment l’altération de sa voix et l’hésitation de sa parole, vous savez, monsieur l’abbé, que l’inconduite de Louise Morel… a porté un coup si terrible à son père qu’il est devenu fou. La nombreuse famille de cet artisan courait risque de mourir de misère, privée de son seul soutien. Heureusement la Providence est venue à son secours, et… la… personne qui fait la restitution volontaire dont vous voulez bien être l’intermédiaire, monsieur l’abbé, n’a pas cru avoir suffisamment expié un grand abus… de confiance… Elle m’a donc demandé si je ne connaîtrais pas une intéressante infortune à soulager. J’ai dû signaler à sa générosité la famille Morel, et l’on m’a prié, en me donnant les fonds nécessaires que je vous remettrai tout à l’heure, de vous charger de constituer une rente de deux mille francs sur la tête de Morel, réversible sur sa femme et sur ses enfants…

– Mais, en vérité, dit l’abbé, tout en acceptant cette nouvelle mission, bien respectable sans doute, je m’étonne qu’on ne vous en ait pas chargé vous-même.

– La personne inconnue a pensé, et je partage cette croyance, que ses bonnes œuvres acquerraient un nouveau prix… seraient pour ainsi dire sanctifiées… en passant par des mains aussi pieuses que les vôtres, monsieur l’abbé…

– À cela je n’ai rien à répondre; je constituerai la rente de deux mille francs sur la tête de Morel, le digne et malheureux père de Louise. Mais je crois, comme votre ami, que vous n’avez pas été étranger à la résolution qui a dicté ce nouveau don expiatoire…

– J’ai désigné la famille Morel, rien de plus, je vous prie de le croire, monsieur l’abbé, répondit Jacques Ferrand.

– Maintenant, dit Polidori, vous allez voir, monsieur l’abbé, à quelle hauteur de vues philanthropiques mon bon Jacques s’est élevé à propos de l’établissement charitable dont nous nous sommes déjà entretenus; il va nous lire le plan qu’il a définitivement arrêté; l’argent nécessaire pour la fondation des rentes est là, dans sa caisse; mais depuis hier il lui est survenu un scrupule, et, s’il n’ose vous le dire, je m’en charge.

– C’est inutile, reprit Jacques Ferrand, qui quelquefois aimait encore mieux s’étourdir par ses propres paroles que d’être forcé de subir en silence les louanges ironiques de son complice. Voici le fait, monsieur l’abbé. J’ai réfléchi… qu’il serait d’une humilité… plus chrétienne… que cet établissement ne fût pas institué sous mon nom.

– Mais cette humilité est exagérée, s’écria l’abbé. Vous pouvez; vous devez légitimement vous enorgueillir de votre charitable fondation; c’est un droit, presque un devoir pour vous d’y attacher votre nom.

– Je préfère cependant, monsieur l’abbé, garder l’incognito; j’y suis résolu… et je compte assez sur votre bonté pour espérer que vous voudrez bien remplir pour moi, en me gardant le plus profond secret, les dernières formalités, et choisir les employés inférieurs de cet établissement. Je me suis seulement réservé la nomination du directeur et d’un gardien.

– Lors même que je n’aurais pas un vrai plaisir à concourir à cette œuvre, qui est la vôtre, il serait de mon devoir d’accepter… J’accepte donc.

– Maintenant, monsieur l’abbé, si vous le voulez bien, mon ami va vous lire le plan qu’il a définitivement arrêté…

– Puisque vous êtes si obligeant, mon ami, dit Jacques Ferrand avec amertume, lisez vous-même… Épargnez-moi cette peine… je vous en prie…

– Non, non, répondit Polidori en jetant au notaire un regard dont celui-ci comprit la signification sarcastique. Je me fais un vrai plaisir de t’entendre exprimer toi-même les nobles sentiments qui t’ont guidé dans cette fondation philanthropique.

– Soit, je lirai, dit brusquement le notaire en prenant un papier sur son bureau.

Polidori, depuis longtemps complice de Jacques Ferrand, connaissait les crimes et les secrètes pensées de ce misérable; aussi ne put-il retenir un sourire cruel en le voyant forcé de lire cette note dictée par Rodolphe.

On le voit, le prince se montrait d’une logique inexorable dans la punition qu’il infligeait au notaire.

Luxurieux… il le torturait par la luxure.

Cupide… par la cupidité.

Hypocrite… par l’hypocrisie.

Car si Rodolphe avait choisi le prêtre vénérable, dont il est question pour être l’agent des restitutions et de l’expiation imposées à Jacques Ferrand, c’est qu’il voulait doublement punir celui-ci d’avoir, par sa détestable hypocrisie, surpris la naïve estime et l’affection candide du bon abbé.

N’était-ce pas, en effet, une grande punition pour ce hideux imposteur, pour ce criminel endurci, que d’être contraint de pratiquer enfin les vertus chrétiennes qu’il avait si souvent simulées, et cette fois de mériter, en frémissant d’une rage impuissante, les justes éloges d’un prêtre respectable dont il avait jusqu’alors fait sa dupe!

Jacques Ferrand lut donc la note suivante avec les ressentiments cachés qu’on peut lui supposer.

ÉTABLISSEMENT DE LA BANQUE DES TRAVAILLEURS SANS OUVRAGE

«Aimons-nous les uns les autres, a dit le Christ.

«Ces divines paroles contiennent le germe de tous devoirs, de toutes vertus, de toutes charités.

«Elles ont inspiré l’humble fondateur de cette institution.

«Au Christ seul appartient le bien qu’il aura fait.

«Limité quant aux moyens d’action, le fondateur a voulu du moins faire participer le plus grand nombre possible de ses frères aux secours qu’il leur offre.

«Il s’adresse d’abord aux ouvriers honnêtes, laborieux et chargés de famille, que le manque de travail réduit souvent à de cruelles extrémités.

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