La voix perçante et les lazzis de Pique-Vinaigre avaient tiré Germain de sa rêverie; autant pour suivre les avis de Rigolette en se popularisant un peu que pour faire une légère aumône à ce pauvre diable qui avait témoigné quelque désir de lui être utile, il se leva et jeta une pièce de dix sous aux pieds du conteur, qui s’écria en désignant à la foule le généreux donateur:
– Dix sous, messieurs!… Vous voyez. Je parlais de capitalistes… Honneur à monsieur, il se comporte en banquezingue, en ambassadeur, pour être agréable à la société… Oui, messieurs… car c’est à lui que vous devrez la plus grande part de Gringalet et Coupe-en-Deux… et vous l’en remercierez. Quant aux trois sous de surplus que fait sa pièce… je les mériterai en imitant la voix des personnages, au lieu de parler comme vous et moi… Ce sera une douceur que vous devrez à ce riche capitaliste, que vous devez adorer.
– Allons, ne blague pas tant et commence, dit le Squelette.
– Un moment, messieurs, dit Pique-Vinaigre, il est de toute justice que le capitaliste qui m’a donné dix sous soit… le mieux placé, sauf notre prévôt qui doit choisir.
Cette proposition servait si bien le projet du Squelette qu’il s’écria:
– C’est vrai, après moi il doit être le mieux placé.
Et le bandit jeta un nouveau regard d’intelligence aux détenus.
– Oui, oui, qu’il s’approche, dirent-ils.
– Qu’il se mette au premier banc.
– Vous voyez, jeune homme… votre libéralité est récompensée… L’honorable société reconnaît que vous avez droit aux premières places, dit Pique-Vinaigre à Germain.
Croyant que sa libéralité avait réellement mieux disposé ses odieux compagnons en sa faveur, enchanté de suivre en cela les recommandations de Rigolette, Germain, malgré une assez vive répugnance, quitta sa place de prédilection et se rapprocha du conteur.
Celui-ci aidé de Nicolas et de Barbillon, ayant rangé autour du poêle les quatre ou cinq bancs du chauffoir, dit avec emphase:
– Voici les premières loges… À tout seigneur tout honneur… d’abord le capitaliste…
«Maintenant, que ceux qui ont payé s’asseyent sur les bancs, ajouta gaiement Pique-Vinaigre, croyant fermement que Germain n’avait plus, grâce à lui, aucun péril à redouter. Et ceux qui n’ont pas payé, ajouta-t-il, s’assiéront par terre ou se tiendront debout, à leur choix…
Résumons la disposition matérielle de cette scène.
Pique-Vinaigre, debout auprès du poêle, se préparait à conter.
Près de lui, le Squelette, aussi debout et couvrant Germain des yeux, prêt à s’élancer sur lui au moment où le gardien quitterait la salle.
À quelque distance de Germain, Nicolas, Barbillon, Cardillac et d’autres détenus, parmi lesquels on remarquait l’homme au bonnet de coton bleu et à la blouse grise, occupaient les derniers bancs.
Le plus grand nombre des prisonniers groupés çà et là, les uns assis par terre, d’autres debout et adossés aux murailles, composaient les plans secondaires de ce tableau, éclairé à la Rembrandt par les trois fenêtres latérales, qui jetaient de vives lumières et de vigoureuses ombres sur ces figures si diversement caractérisées et si durement accentuées.
Disons enfin que le gardien, qui devait, à son insu et par son départ, donner le signal du meurtre de Germain, se tenait auprès de la porte entr’ouverte.
– Y sommes-nous? demanda Pique-Vinaigre au Squelette.
– Silence dans la pègre…, dit celui-ci en se retournant à demi; puis, s’adressant à Pique-Vinaigre: – Maintenant, commence ton conte, on t’écoute.
On fit un profond silence.
IX Gringalet et Coupe-en-Deux
… Rien de plus doux, de plus salutaire, de plus précieux que vos paroles; elles charment, elles encouragent, elles améliorent…
WOLFGANG, livre IV
Avant d’entamer le récit de Pique-Vinaigre, nous rappellerons au lecteur que, par un contraste bizarre, la majorité des détenus, malgré leur cynique perversité, affectionnent presque toujours les récits naïfs, nous ne voudrions pas dire puérils, où l’on voit, selon les lois d’une inexorable fatalité, l’opprimé vengé de son tyran, après des épreuves et des traverses sans nombre.
Loin de nous la pensée d’établir d’ailleurs le moindre parallèle entre des gens corrompus et la masse honnête et pauvre; mais ne sait-on pas avec quels applaudissements frénétiques le populaire des théâtres du boulevard accueille la délivrance de la victime, et de quelles malédictions passionnées il poursuit le méchant ou le traître?
On raille ordinairement ces incultes témoignages de sympathie pour ce qui est bon, faible et persécuté… d’aversion pour ce qui est puissant, injuste et cruel.
On a tort, ce nous semble.
Rien de plus consolant en soit que ces ressentiments de la foule.
N’est-il pas évident que ces instincts salutaires pourraient devenir des principes arrêtés chez les infortunés que l’ignorance et la pauvreté exposent incessamment à la subversive obsession du mal?
Comment ne pas tout espérer d’un peuple dont le bon sens moral se manifeste si invariablement? D’un peuple qui, malgré les prestiges de l’art, ne permettrait jamais qu’une œuvre dramatique fût dénouée par le triomphe du scélérat et par le supplice du juste?
Ce fait, dédaigné, moqué, nous paraît très-considérable en raison des tendances qu’il constate, et qui souvent même se retrouvent, nous le répétons, parmi les êtres les plus corrompus, lorsqu’ils sont pour ainsi dire au repos et à l’abri des instigations ou des nécessités criminelles.
Et un mot, puisque les gens endurcis dans le crime sympathisent encore quelquefois au récit et à l’expression des sentiments élevés, ne doit-on pas penser que tous les hommes ont plus ou moins en eux l’amour du beau, du bien, du juste, mais que la misère, mais que l’abrutissement, en faussant, en étouffant ces divins instincts, sont les causes premières de la dépravation humaine?
N’est-il pas évident qu’on ne devient généralement méchant que parce qu’on est malheureux, et qu’arracher l’homme aux terribles tentations du besoin par l’équitable amélioration de sa condition matérielle, c’est lui rendre praticables les vertus dont il a la conscience?
L’impression causée par le récit de Pique-Vinaigre démontrera, ou plutôt exposera, nous l’espérons, quelques-unes des idées que nous venons d’émettre.
Pique-Vinaigre commença donc son récit en ces termes, au milieu du profond silence de son auditoire:
– Il y a déjà pas mal de temps que s’est passée, l’histoire que je vais raconter à l’honorable société. Ce qu’on appelait la Petite-Pologne n’était pas encore détruit. L’honorable société sait ou ne sait pas ce que c’était que la Petite-Pologne.