Après un moment de silence, il reprit:
– Alors je ne sais pas ce que je ferais… je me briserais la tête contre les murs… Je me laisserais crever de faim plutôt que d’être en cellule… Comment! tout seul… toute ma vie seul… avec moi? Sans l’espoir de me sauver? Je vous dis que ce n’est pas possible… Tenez, il n’y en a pas de plus crâne que moi, je saignerais un homme pour six blancs… et même pour rien… pour l’honneur… On croit que je n’ai assassiné que deux personnes… mais si les morts parlaient, il y a cinq refroidis qui pourraient dire comment je travaille.
Le brigand se vantait.
Ces forfanteries sanguinaires sont encore un des traits les plus caractéristiques des scélérats endurcis.
Un directeur de prison nous disait:
«Si les prétendus meurtres dont ces malheureux se glorifient étaient réels, la population serait décimée.»
– C’est comme moi…, reprit Barbillon pour se vanter à son tour, on croit que je n’ai escarpé que le mari de la laitière de la Cité… mais j’en ai servi bien d’autres avec le grand Robert, qui a été fauché l’an passé.
– C’était donc pour vous dire, reprit le Squelette, que je ne crains ni feu ni diable… eh bien!… si j’étais en cellule… et bien sûr de ne pouvoir jamais me sauver… tonnerre!… je crois que j’aurais peur…
– De quoi? demanda Nicolas.
– D’être tout seul…, répondit le prévôt.
– Ainsi, si tu avais à recommencer tes jours de pègre et d’escarpe, et si, au lieu de centrales, de bagnes et de guillotine… il n’y avait que des cellules, tu bouderais devant le mal?
– Ma foi… oui… peut-être… (historique), répondit le Squelette.
Et il disait vrai.
On ne peut s’imaginer l’indicible terreur qu’inspire à de pareils bandits la seule pensée de l’isolement absolu…
Cette terreur n’est-elle pas encore un plaidoyer éloquent en faveur de cette pénalité?
Ce n’est pas tout: la condamnation à l’isolement, si redoutée par les scélérats, amènera peut-être forcément l’abolition de la peine de mort.
Voici comment.
La génération criminelle qui à cette heure peuple les prisons et les bagnes regardera l’application du système cellulaire comme un supplice intolérable.
Habitués à la perverse animation de l’emprisonnement en commun, dont nous venons de tâcher d’esquisser quelques traits affaiblis, car, nous le répétons, il nous faut reculer devant des monstruosités de toutes sortes; ces hommes, disons-nous, se voyant menacés, en cas de récidive, d’être séquestrés du monde infâme où ils expiaient si allègrement leurs crimes et d’être mis en cellule seul à seul avec les souvenirs du passé… ces hommes se révolteront à l’idée de cette punition effrayante.
Beaucoup préféreront la mort.
Et, pour encourir la peine capitale, ne reculeront pas devant l’assassinat… car, chose étrange, sur dix criminels qui voudront se débarrasser de la vie, il y en a neuf qui tueront… pour être tués… et un seul qui se suicidera.
Alors, sans doute, nous le répétons, le suprême vestige d’une législation barbare disparaîtra de nos codes…
Afin d’ôter aux meurtriers ce dernier refuge qu’ils croient trouver dans le néant, on abolira forcément la peine de mort.
Mais l’isolement cellulaire à perpétuité offrira-t-il une réparation, une punition assez formidable pour quelques grands crimes, tels que le parricide entre autres?
L’on s’évade de la prison la mieux gardée, ou du moins on espère s’évader; il ne faut laisser aux criminels dont nous parlons ni cette possibilité ni cette espérance.
Aussi la peine de mort, qui n’a d’autre fin que celle de débarrasser la société d’un être nuisible… la peine de mort, qui donne rarement aux condamnés le temps de se repentir, et jamais celui de se réhabiliter par l’expiation… la peine de mort, que ceux-là subissent inanimés, presque sans connaissance, et que ceux-ci bravent avec un épouvantable cynisme, la peine de mort sera peut-être remplacée par un châtiment terrible, mais qui donnera au condamné le temps du repentir… de l’expiation, et qui ne retranchera pas violemment de ce monde une créature de Dieu…
L’aveuglement [34] mettra le meurtrier dans l’impossibilité de s’évader et de nuire désormais à personne…
La peine de mort sera donc en ceci, son seul but, efficacement remplacée.
Car la société ne tue pas au nom de la loi du talion.
Elle ne tue pas pour faire souffrir, puisqu’elle a choisi celui de tous les supplices qu’elle croit le moins douloureux [35].
Elle tue au nom de sa propre sûreté…
Or, que peut-elle craindre d’un aveugle emprisonné?
Enfin cet isolement perpétuel, adouci par les charitables entretiens de personnes honnêtes et pieuses qui se voueraient à cette secourable mission, permettrait au meurtrier de racheter son âme par de longues années de remords et de contrition.
Un grand tumulte et de bruyantes exclamations de joie, poussées par les détenus qui se promenaient dans le préau, interrompirent le conciliabule présidé par le Squelette.
Nicolas se leva précipitamment et s’avança sur le pas de la porte du chauffoir, afin de connaître la cause de ce bruit inaccoutumé.
– C’est le Gros-Boiteux! s’écria Nicolas en rentrant.
– Le Gros-Boiteux! s’écria le prévôt, et Germain est-il descendu du parloir?
– Pas encore, dit Barbillon.
– Qu’il se dépêche donc, dit le Squelette, que je lui donne un bon pour une bière neuve.
VII Complot
Le Gros-Boiteux, dont l’arrivée était accueillie par les détenus de la Fosse-aux -lions avec une joie bruyante et dont la dénonciation pouvait être si funeste à Germain, était un homme de taille moyenne; malgré son embonpoint et son infirmité, il semblait agile et vigoureux.
Sa physionomie bestiale, comme la plupart de celles de ses compagnons, se rapprochait beaucoup du type du bouledogue; son front déprimé, ses petits yeux fauves, ses joues retombantes, ses lourdes mâchoires, dont l’inférieure, très-saillante, était armée de longues dents, ou plutôt de crocs ébréchés qui çà et là débordaient les lèvres, rendaient cette ressemblance animale plus frappante encore; il avait pour coiffure un bonnet de loutre et portait par-dessus ses habits un manteau bleu à collet fourré.
Le Gros-Boiteux était entré dans la prison accompagné d’un homme de trente ans environ, dont la figure brune et hâlée paraissait moins dégradée que celle des autres détenus, quoiqu’il affectât de paraître aussi résolu que son compagnon; quelquefois son visage s’assombrissait et il souriait amèrement…