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– Ah çà! mais dites donc, ma petite dame, et la Goualeuse que vous oubliez?… Voilà votre affaire!

– Qu’est-ce que c’est que la Goualeuse?

– Cette jeunesse que nous avons été enlever à Bouqueval!

– Il ne s’agit plus d’elle, vous dis-je!

– Mais écoutez-moi donc, et surtout récompensez-moi du bon conseil: vous voulez une orpheline douce comme un agneau, belle comme le jour et qui n’ait pas dix-sept ans, n’est-ce pas?

– Sans doute…

– Eh bien! prenez la Goualeuse lorsqu’elle sortira de Saint-Lazare; c’est votre lot comme si on vous l’avait faite exprès, puisqu’elle avait environ six ans quand ce gueux de Jacques Ferrand (il y a dix ans de cela) me l’a fait donner avec mille francs pour s’en débarrasser… même que c’est Tournemine, actuellement au bagne à Rochefort, qui me l’a amenée… me disant que c’était sans doute un enfant dont on voulait se débarrasser ou faire passer pour mort…

– Jacques Ferrand… dites-vous! s’écria Sarah d’une voix si altérée que la Chouette recula stupéfaite. Le notaire Jacques Ferrand…, reprit Sarah, vous a livré cette enfant… et…

Elle ne put achever.

L’émotion était trop violente; ses deux mains, tendues vers la Chouette, tremblaient convulsivement; la surprise, la joie bouleversaient ses traits.

– Mais je ne sais pas ce qui vous allume comme ça, ma petite dame, reprit la vieille. C’est pourtant bien simple… Il y a dix ans… Tournemine, une vieille connaissance, m’a dit: «Veux-tu te charger d’une petite fille qu’on veut faire disparaître? Qu’elle crève ou qu’elle vive, c’est égal; il y a mille francs à gagner; tu feras de l’enfant ce que tu voudras…»

– Il y a dix ans!… s’écria Sarah.

– Dix ans…

– Une petite fille blonde?

– Une petite fille blonde…

– Avec des yeux bleus?

– Avec des yeux bleus, bleus comme des bluets.

– Et c’est elle… qu’à la ferme…

– Nous avons emballée pour Saint-Lazare… Faut dire que je ne m’attendais guère à la retrouver à la campagne… cette Pégriotte.

– Oh! mon Dieu! Mon Dieu! s’écria Sarah en tombant à genoux, en levant les mains et les yeux au ciel, vos vues sont impénétrables… Je me prosterne devant votre providence. Oh! si un tel bonheur était possible… mais non, je ne puis encore le croire… ce serait trop beau… non!…

Puis, se relevant brusquement, elle dit à la Chouette, qui la regardait tout interdite:

– Venez…

Et Sarah marcha devant la vieille à pas précipités.

Au bout de l’allée, elle monta quelques marches conduisant à la porte vitrée d’un cabinet de travail somptueusement meublé.

Au moment où la Chouette allait y entrer, Sarah lui fit signe de demeurer en dehors.

Puis la comtesse sonna violemment.

Un domestique parut.

– Je n’y suis pour personne… et que personne n’entre ici… entendez-vous?… absolument personne…

Le domestique sortit.

Sarah, pour plus de sûreté, alla pousser un verrou. La Chouette avait entendu la recommandation faite au domestique et vu Sarah fermer le verrou. La comtesse, se retournant, lui dit:

– Entrez vite… et fermez la porte.

La Chouette entra.

Ouvrant à la hâte un secrétaire, Sarah y prit un coffret d’ébène qu’elle apporta sur un bureau situé au milieu de la chambre et fit signe à la Chouette de venir près d’elle.

Le coffret contenait plusieurs fonds d’écrins superposés les uns sur les autres et renfermant de magnifiques pierreries.

Sarah était si pressée d’arriver au fond du coffret qu’elle jetait précipitamment sur la table ces casiers splendidement garnis de colliers, de bracelets, de diadèmes, où les rubis, les émeraudes, et les diamants chatoyaient de mille feux.

La Chouette fut éblouie…

Elle était armée, elle était seule, enfermée avec la comtesse; la fuite lui était facile, assurée…

Une idée infernale traversa l’esprit de ce monstre.

Mais pour exécuter ce nouveau forfait, il lui fallait sortir son stylet de son cabas et s’approcher de Sarah sans exciter sa défiance.

Avec l’astuce du chat-tigre, qui rampe et s’avance traîtreusement vers sa proie, la vieille profita de la préoccupation de la comtesse pour faire insensiblement le tour du bureau qui la séparait de sa victime.

La Chouette avait déjà commencé cette évolution perfide, lorsqu’elle fut obligée de s’arrêter brusquement.

Sarah retira un médaillon du double fond de la boîte, se pencha sur la table, le tendit à la Chouette d’une main tremblante et lui dit:

– Regardez ce portrait.

– C’est la Pégriotte! s’écria la Chouette, frappée de l’extrême ressemblance; c’est la petite qu’on m’a livrée; il me semble la voir quand Tournemine me l’a amenée… C’est bien là ses grands cheveux bouclés que j’ai coupés tout de suite et bien vendus, ma foi!…

– Vous la reconnaissez, c’était bien elle? Oh! je vous en conjure, ne me trompez pas… ne me trompez pas!

– Je vous dis, ma petite dame, que c’est la Pégriotte, comme si on la voyait, dit la Chouette en tâchant de se rapprocher davantage de Sarah sans être remarquée; à l’heure qu’il est, elle ressemble encore à ce portrait… Si vous la voyiez vous en seriez frappée.

Sarah n’avait pas eu un cri de douleur, d’effroi, en apprenant que sa fille avait pendant dix ans vécu misérable, abandonnée…

Pas un remords en songeant qu’elle-même l’avait fait arracher fatalement de la paisible retraite où Rodolphe l’avait placée.

Tout d’abord, cette mère dénaturée n’interrogea pas la Chouette avec une anxiété terrible sur le passé de son enfant.

Non; chez Sarah l’ambition avait depuis longtemps étouffé la tendresse maternelle.

Ce n’était pas la joie de retrouver sa fille qui la transportait, c’était l’espoir certain de voir réaliser enfin le rêve orgueilleux de toute sa vie…

Rodolphe s’était intéressé à cette malheureuse enfant, l’avait recueillie sans la connaître; que serait-ce donc lorsqu’il saurait qu’elle était… SA FILLE!!!

Il était libre… la comtesse, veuve…

Sarah voyait déjà briller à ses yeux la couronne souveraine.

La Chouette, avançant toujours à pas lents, avait enfin gagné l’un des bouts de la table et placé son stylet perpendiculairement dans son cabas, la poignée à fleur de l’ouverture… bien à sa portée…

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