– Il est roux comme une carotte…
– Je serais assez porté à induire que cet intrus est le fruit d’un faux pas qu’aurait fait M. Ferrand à son aurore; car, comme le disait l’aigle de Meaux à propos de la prise de voile de la tendre La Vallière:
Qu’on aime jeune homme ou vieux bibard,
Souvent la fin est un moutard.
– Je demande la tête de Chalamel!
– C’est vrai… avec lui il est impossible de causer un moment.
– Quelle bêtise! Dire que cet inconnu est le fils du patron! il est plus âgé que lui, on le voit bien.
– Eh bien! à la grande rigueur, qu’est-ce que ça ferait?
– Comment! qu’est-ce que ça ferait: que le fils soit plus âgé que le père?
– Messieurs, j’ai dit à la grande, à la grandissime rigueur.
– Et comment expliques-tu ça?
– C’est tout simple: dans ce cas-là, l’intrus aurait fait le faux pas et serait le père de maître Ferrand au lieu d’être son fils.
– Je demande la tête de Chalamel!
– Ne l’écoutez donc pas: vous savez qu’une fois qu’il est en train de dire des bêtises il en a pour une heure!
– Ce qui est certain, c’est que cet intrus a une mauvaise figure et ne quitte pas maître Ferrand d’un moment.
– Il est toujours avec lui dans son cabinet; ils mangent ensemble, ils ne peuvent faire un pas l’un sans l’autre.
– Moi, il me semble que je l’ai déjà vu ici, l’intrus.
– Moi, pas…
– Dites donc, messieurs, est-ce que vous n’avez pas aussi remarqué que depuis quelques jours, il vient régulièrement presque toutes les deux heures un homme à grandes moustaches blondes, tournure militaire, faire demander l’intrus par le portier? L’intrus descend, cause une minute avec l’homme à moustaches; après quoi, celui-là fait demi-tour comme un automate, pour revenir deux heures après?
– C’est vrai, je l’ai remarqué… Il m’a semblé aussi rencontrer dans la rue, en m’en allant, des hommes qui avaient l’air de surveiller la maison…
– Sérieusement, il se passe ici quelque chose d’extraordinaire.
– Qui vivra verra.
– À ce sujet, le maître clerc en sait peut-être plus que nous, mais il fait le diplomate.
– Tiens, au fait, où est-il donc, depuis tantôt?
– Il est chez cette comtesse qui a été assassinée; il paraît qu’elle est maintenant hors d’affaire.
– La comtesse Mac-Gregor?
– Oui; ce matin elle avait fait demander le patron dare-dare, mais il lui a envoyé le maître clerc à sa place.
– C’est peut-être pour un testament?
– Non, puisqu’elle va mieux.
– En a-t-il, de la besogne, le maître clerc, en a-t-il, maintenant qu’il remplace Germain comme caissier!
– À propos de Germain, en voilà encore une drôle de chose!
– Laquelle?
– Le patron, pour le faire remettre en liberté, a déclaré que c’était lui, M. Ferrand, qui avait fait erreur de compte et qu’il avait retrouvé l’argent qu’il réclamait de Germain.
– Moi, je ne trouve pas cela drôle, mais juste; vous vous le rappelez, je disais toujours: «Germain est incapable de voler.»
– C’est néanmoins très-ennuyeux pour lui d’avoir été arrêté et emprisonné comme voleur.
– Moi, à sa place, je demanderais des dommages et intérêts à M. Ferrand.
– Au fait, il aurait dû au moins le reprendre comme caissier, afin de prouver que Germain n’était pas coupable.
– Oui, mais Germain n’aurait peut-être pas voulu.
– Est-il toujours à cette campagne où il est allé en sortant de prison, et d’où il nous a écrit pour nous annoncer le désistement de M. Ferrand?
– Probablement, car hier je suis allé à l’adresse qu’il nous avait donnée; on m’a dit qu’il était encore à la campagne, et qu’on pouvait lui écrire à Bouqueval, par Écouen, chez Mme Georges, fermière.
– Ah! messieurs, une voiture! dit Chalamel en se penchant vers la fenêtre. Dame! ce n’est pas un fringant équipage comme celui de ce fameux vicomte. Vous rappelez-vous ce flambant Saint-Remy, avec son chasseur chamarré d’argent et son gros cocher à perruque blanche? Cette fois, c’est tout bonnement un sapin, une citadine.
– Et qui en descend?
– Attendez donc!… Ah! une robe noire!
– Une femme! Une femme!… Oh! voyons voir!
– Dieu! que ce saute-ruisseau est indécemment charnel pour son âge! Il ne pense qu’aux femmes; il faudra finir par l’enchaîner, ou il enlèvera des Sabines en pleine rue; car, comme dit le Cygne de Cambrai dans son Traité d’éducation pour le Dauphin:
Défiez-vous du saute-ruisseau,
Au beau sexe il donne l’assaut.
– Je demande la tête de Chalamel!
– Dame!… monsieur Chalamel, vous dites une robe noire… moi je croyais…
– C’est M. le curé, imbécile!… Que ça te serve d’exemple!
– Le curé de la paroisse? Le bon pasteur?
– Lui-même, messieurs.
– Voilà un digne homme!
– Ce n’est pas un jésuite, celui-là!
– Je le crois bien, et, si tous les prêtres lui ressemblaient, il n’y aurait que des gens dévots.
– Silence! on tourne le bouton de la porte.
– À vous! À vous!… C’est lui!
Et tous les clercs, se courbant sur leurs pupitres, se mirent à griffonner avec une ardeur apparente, faisant bruyamment crier leurs plumes sur le papier.
La pâle figure de ce prêtre était à la fois douce et grave, intelligente et vénérable; son regard rempli de mansuétude et de sérénité.
Une petite calotte noire cachait sa tonsure; ses cheveux gris, assez longs, flottaient sur le collet de sa redingote marron.
Hâtons-nous d’ajouter que, grâce à une confiance des plus candides, cet excellent prêtre avait toujours été et était encore dupe de l’habile et profonde hypocrisie de Jacques Ferrand.
– Votre digne patron est-il dans son cabinet, mes enfants? demanda le curé.
– Oui, monsieur l’abbé, dit Chalamel en se levant respectueusement. Et il ouvrit au prêtre la porte d’une chambre voisine de l’étude.