Литмир - Электронная Библиотека

«- Vous voilà donc de retour, mon garçon?

«- Oui, monsieur Rodolphe; pardon si j’ai eu tort, mais je n’y tenais pas. Faites-moi faire une niche dans un coin de votre cour, donnez-moi la pâtée ou laissez-moi la gagner ici, voilà tout ce que je vous demande, et surtout ne m’en voulez pas d’être revenu.

«- Je vous en veux d’autant moins, mon garçon, que vous revenez à temps pour me rendre service.

«- Moi, monsieur Rodolphe, il serait possible! Eh bien! voyez-vous qu’il faut, comme vous me le disiez, qu’il y ait quelque chose là-haut; sans ça, comment expliquer que j’arrive ici, juste au moment où vous avez besoin de moi? Et qu’est-ce que je pourrais donc faire pour vous, monsieur Rodolphe? Piquer une tête du haut des tours de Notre-Dame?

«- Moins que cela, mon garçon. Un honnête et excellent jeune homme, auquel je m’intéresse comme à un fils, est injustement accusé de vol et détenu à la Force; il se nomme Germain, il est d’un caractère doux et timide; les scélérats avec lesquels il est emprisonné l’ont pris en aversion, il peut courir de grands dangers; vous qui avez malheureusement connu la vie de prison et un grand nombre de prisonniers, ne pourriez-vous pas, dans le cas où quelques-uns de vos anciens camarades seraient à la Force (on trouverait moyen de le savoir), ne pourriez-vous pas les aller voir, et, par des promesses d’argent qui seraient tenues, les engager à protéger ce malheureux jeune homme?»

– Mais quel est donc l’homme généreux et inconnu qui prend tant d’intérêt à mon sort? dit Germain de plus en plus surpris.

– Vous le saurez peut-être; quant à moi j’en ignore. Pour revenir à ma conversation avec M. Rodolphe, pendant qu’il me parlait, il m’était venu une idée, mais une idée si farce, si farce, que je n’ai pas pu m’empêcher de rire devant lui.

«- Qu’avez-vous donc, mon garçon? me dit-il.

«- Dame, monsieur Rodolphe, je ris parce que je suis content, et je suis content parce que j’ai le moyen de mettre votre M. Germain à l’abri d’un mauvais coup de prisonniers, de lui donner un protecteur qui le défendra crânement; car, une fois le jeune homme sous l’aile du cadet dont je vous parle, il n’y en aura pas un qui osera venir lui regarder sous le nez.

«- Très-bien, mon garçon, et c’est sans doute un de vos anciens compagnons?

«- Juste, monsieur Rodolphe; il est entré à la Force il y a quelques jours, j’ai su ça en arrivant; mais il faudra de l’argent.

«- Combien faut-il?

«- Un billet de mille francs.

«- Le voilà.

«- Merci, monsieur Rodolphe; dans deux jours vous aurez de mes nouvelles; serviteur, la compagnie!» Tonnerre! le roi n’était pas mon maître, je pouvais rendre service à M. Rodolphe en passant par vous, c’est ça qui était fameux!

– Je commence à comprendre, ou plutôt, mon Dieu, je tremble de comprendre, s’écria Germain; un tel dévouement serait-il possible? Pour venir me protéger, me défendre dans cette prison, vous avez peut-être commis un vol? Oh! ce serait le remords de toute ma vie.

– Minute! M. Rodolphe m’a dit que j’avais du cœur et de l’honneur; ces mots-là… sont ma loi, à moi, voyez-vous, et il pourrait encore me les dire; car si je ne suis pas meilleur qu’autrefois, du moins je ne suis pas pire.

– Mais ce vol?… Si vous ne l’avez pas commis, comment êtes-vous ici?…

– Attendez donc… Voilà la farce: avec mes mille francs je m’en vas acheter une perruque noire; je rase mes favoris, je mets des lunettes bleues, je me fourre un oreiller dans le dos, et roule ta bosse; je me mets à chercher une ou deux chambres à louer tout de suite, au rez-de-chaussée, dans un quartier bien vivant. Je trouve mon affaire rue de Provence, je paie un terme d’avance sous le nom de M. Grégoire. Le lendemain je vas acheter au Temple de quoi meubler les deux chambres, toujours avec ma perruque noire, ma bosse et mes lunettes bleues, afin qu’on me reconnaisse bien; j’envoie les effets rue de Provence, et de plus six couverts d’argent que j’achète boulevard Saint-Denis, toujours avec mon déguisement de bossu.

«Je reviens mettre tout en ordre dans mon domicile. Je dis au portier que je ne coucherai chez moi que le surlendemain, et j’emporte ma clef. Les fenêtres des deux chambres étaient fermées par de forts volets. Avant de m’en aller, j’en avais exprès laissé un sans y mettre le crochet du dedans. La nuit venue, je me débarrasse de ma perruque, de mes lunettes, de ma bosse et des habits avec lesquels j’avais été faire mes achats et louer ma chambre; je mets cette défroque dans une malle que j’envoie à l’adresse de Murph, l’ami de M. Rodolphe, en le priant de garder ces nippes; j’achète la blouse que voilà, le bonnet bleu que voilà, une barre de fer de deux pieds de long, et à une heure du matin je viens rôder dans la rue de Provence, devant mon logement, attendant le moment où une patrouille passerait pour me dépêcher de me voler, de m’escalader et de m’effractionner moi-même, afin de me faire emprisonner.

Et le Chourineur ne put s’empêcher de rire encore aux éclats.

– Ah! je comprends…, s’écria Germain.

– Mais vous allez voir si je n’ai pas du guignon: il ne passait pas de patrouille!… J’aurais pu vingt fois me dévaliser tout à mon aise. Enfin, sur les deux heures du matin, j’entends piétiner les tourlourous au bout de la rue; je finis d’ouvrir mon volet, je casse deux ou trois carreaux pour faire un tapage d’enfer, j’enfonce la fenêtre, je saute dans la chambre, j’empoigne la boîte d’argenterie… quelques nippes… Heureusement la patrouille avait entendu le drelin-dindin des carreaux, car, juste comme je ressortais par la fenêtre, je suis pincé par la garde, qui, au bruit des carreaux cassés, avait pris le pas de course.

«On frappe, le portier ouvre; on va chercher le commissaire; il arrive; le portier dit que les deux chambres dévalisées ont été louées la veille par un monsieur bossu, à cheveux noirs et portant des lunettes bleues, et qui s’appelait Grégoire. J’avais la crinière de filasse que vous me voyez, j’ouvrais l’œil comme un lièvre au gîte, j’étais droit comme un Russe au port d’armes, on ne pouvait donc pas me prendre pour le bossu à lunettes bleues et à crins noirs. J’avoue tout, on m’arrête, on me conduit au dépôt, du dépôt ici, et j’arrive au bon moment, juste pour arracher des pattes du Squelette le jeune homme dont M. Rodolphe m’avait dit: «Je m’y intéresse comme à mon fils.»

– Ah! que ne vous dois-je pas… pour tant de dévouement! s’écria Germain.

– Ce n’est pas à moi… c’est à M. Rodolphe que vous devez…

– Mais la cause de son intérêt pour moi?

– Il vous la dira, à moins qu’il ne vous la dise pas; car souvent il se contente de vous faire du bien, et si vous avez le toupet de lui demander pourquoi, il ne se gêne pas pour vous répondre: «Mêlez-vous de ce qui vous regarde.»

– Et M. Rodolphe sait-il que vous êtes ici?

– Pas si bête de lui avoir dit mon idée, il ne m’aurait peut-être pas permis… cette farce… et sans me vanter, hein! elle est fameuse?

85
{"b":"125190","o":1}