C’est qu’aussi l’expression de la physionomie de Germain était navrante; c’est qu’on ne pouvait s’empêcher de sympathiser à ce désespoir d’un homme de cœur qui se débattait contre les atteintes d’une contagion fatale dont sa délicatesse exagérait encore le danger si menaçant.
Oui, le danger menaçant.
Nous n’oublierons jamais ces paroles d’un homme d’une rare intelligence, auxquelles une expérience de vingt années passées dans l’administration des prisons donnait tant de poids:
«En admettant qu’injustement accusé l’on entre complètement pur dans une prison, on en sortira toujours moins honnête qu’on n’y est entré; ce qu’on pourrait appeler la première fleur de l’honorabilité disparaît à jamais au seul contact de cet air corrosif…»
Disons pourtant que Germain, grâce à sa probité saine et robuste, avait longtemps et victorieusement lutté et qu’il pressentait plutôt les approches de la maladie qu’il ne l’éprouvait réellement.
Ses craintes de voir sa faute s’amoindrir à ses propres yeux prouvaient qu’à cette heure encore il en sentait toute la gravité; mais le trouble, mais l’appréhension, mais les doutes qui agitaient cruellement cette âme honnête et généreuse n’en étaient pas moins des symptômes alarmants.
Guidée par la droiture de son esprit, par sa sagacité de femme et par l’instinct de son amour, Rigolette devina ce que nous venons de dire.
Quoique bien convaincue que son ami n’avait encore rien perdu de sa délicate probité elle craignait que, malgré l’excellence de son naturel, Germain ne fût un jour indifférent à ce qui le tourmentait alors si cruellement.
V Rigolette
… Si assuré que soit le bonheur dont on jouit, on serait quelquefois tenté de désirer des malheurs impossibles, pour compléter avec reconnaissance et vénération la noble grandeur de certains dévouements…
WOLFGANG, L’Esprit-Saint, livre II.
Rigolette, essuyant ses larmes et s’adressant à Germain, dont le front était appuyé sur la grille, lui dit avec un accent touchant, sérieux, presque solennel, qu’il ne lui connaissait pas encore:
– Écoutez-moi, Germain, je m’exprimerai peut-être mal, je ne parle pas aussi bien que vous; mais ce que je vous dirai sera juste et sincère. D’abord vous avez tort de vous plaindre d’être isolé, abandonné…
– Oh! ne pensez pas que j’oublie jamais ce que votre pitié pour moi vous inspire!…
– Tout à l’heure je ne vous ai pas interrompu quand vous avez parlé de pitié… mais puisque vous répétez ce mot… je dois vous dire que ce n’est pas du tout de la pitié que je ressens pour vous… Je vais vous expliquer cela de mon mieux.
«Quand nous étions voisins, je vous aimais comme un bon frère, comme un bon camarade, vous me rendiez de petits services, je vous en rendais d’autres; vous me faisiez partager vos amusements du dimanche, je tâchais d’être bien gaie, bien gentille pour vous en remercier… nous étions quittes.
– Quittes! Oh! non… je…
– Laissez-moi parler à mon tour… Quand vous avez été forcé de quitter la maison que nous habitions… votre départ m’a fait plus de peine que celui de mes autres voisins.
– Il serait vrai!…
– Oui, parce qu’eux autres étaient des sans-soucis à qui, certainement, je vais manquer bien moins qu’à vous; et puis ils ne s’étaient résignés à devenir mes camarades qu’après s’être fait cent fois répéter par moi qu’ils ne seraient jamais autre chose… Tandis que vous… vous avez tout de suite deviné ce que nous devions être l’un pour l’autre.
«Malgré ça, vous passiez auprès de moi tout le temps dont vous pouviez disposer… vous m’avez appris à écrire… vous m’avez donné de bons conseils, un peu sérieux, parce qu’ils étaient bons, enfin vous avez été le plus dévoué de mes voisins… et le seul qui ne m’ayez rien demandé… pour la peine… Ce n’est pas tout, en quittant la maison, vous m’avez donné une grande preuve de confiance… vous voir confier un secret si important à une petite fille comme moi, dame, ça m’a rendue fière… Aussi, quand je me suis séparée de vous, votre souvenir m’était toujours bien plus présent que celui de mes autres voisins… Ce que je vous dis là est vrai… vous le savez, je ne mens jamais…
– Il serait possible!… Vous auriez fait cette différence entre moi… et les autres?…
– Certainement, je l’ai faite, sinon j’aurais eu un mauvais cœur… Oui, je me disais: «Il n’y a rien de meilleur que M. Germain; seulement il est un peu sérieux… mais c’est égal, si j’avais une amie qui voulût se marier pour être bien, bien heureuse, certainement je lui conseillerais d’épouser M. Germain, car il serait le paradis d’une bonne petite ménagère.»
– Vous pensiez à moi!… pour une autre…, ne put s’empêcher de dire tristement Germain.
– C’est vrai; j’aurais été ravie de vous voir faire un heureux mariage, puisque je vous aimais comme un bon camarade. Vous voyez, je suis franche, je vous dis tout.
– Et je vous en remercie du fond de l’âme; c’est une consolation pour moi d’apprendre que parmi vos amis j’étais celui que vous préfériez.
– Voilà où en étaient les choses lorsque vos malheurs sont arrivés… C’est alors que j’ai reçu cette pauvre et bonne lettre où vous m’instruisiez de ce que vous appelez une faute… faute que je trouve, moi qui ne suis pas savante, une belle et bonne action; c’est alors que vous m’avez demandé d’aller chez vous chercher ces papiers qui m’ont appris que vous m’aviez toujours aimée d’amour sans oser me le dire. Ces papiers où j’ai lu – et Rigolette ne put retenir ses larmes – que, songeant à mon avenir, qu’une maladie ou le manque d’ouvrage pouvaient rendre si pénible, vous me laissiez, si vous mouriez de mort violente, comme vous pouviez le craindre… vous me laissiez le peu que vous aviez acquis à force de travail et d’économie…
– Oui, car si de mon vivant vous vous étiez trouvée sans travail ou malade… c’est à moi, plutôt qu’à tout autre, que vous vous seriez adressée, n’est-ce pas? J’y comptais bien, dites! dites!… Je ne me suis pas trompé, n’est-ce pas?
– Mais c’est tout simple, à qui auriez-vous voulu que je m’adresse?
– Oh! tenez, voilà de ces paroles qui font du bien, qui consolent de bien des chagrins!
– Moi, je ne peux pas vous exprimer ce que j’ai éprouvé en lisant… quel triste mot! ce testament dont chaque ligne contenait un souvenir pour moi ou une pensée pour mon avenir; et pourtant je ne devais connaître ces preuves de votre attachement que lorsque vous n’existeriez plus… Dame, que voulez-vous! après une conduite si généreuse, on s’étonne que l’amour vienne tout d’un coup!… C’est pourtant bien naturel… n’est-ce pas, monsieur Germain?
La jeune fille dit ces derniers mots avec une naïveté si touchante et si franche, en attachant ses grands yeux noirs sur ceux de Germain, que celui-ci ne comprit pas tout d’abord, tant il était loin de se croire aimé d’amour par Rigolette.