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– Oh! que vous auriez toujours ignorées, je vous le jure, s’écria vivement Germain, sans le malheur qui me frappe… Mais, je vous en supplie, soyez tout à fait généreuse: pardonnez-moi ces folies, oubliez-les; autrefois seulement il m’était permis de me complaire dans ces rêves, quoique bien insensés.

Rigolette venait une seconde fois de tâcher d’amener un aveu sur les lèvres de Germain, en faisant allusion aux pensées remplies de tendresse, de passion, que celui-ci avait écrites jadis et dédiées au souvenir de la grisette; car, nous l’avons dit, il avait toujours ressenti pour elle un vif et sincère amour; mais, pour jouir de l’intimité cordiale de sa gentille voisine, il avait caché cet amour sous les dehors de l’amitié.

Rendu par le malheur encore plus défiant et plus timide, il ne pouvait s’imaginer que Rigolette l’aimât d’amour, lui prisonnier, lui flétri d’une accusation terrible, tandis qu’avant les malheurs qui le frappaient elle ne lui témoignait qu’un attachement tout fraternel.

La grisette, se voyant si peu comprise, étouffa un soupir, attendant, espérant une occasion meilleure de dévoiler à Germain le fond de son cœur.

Elle reprit donc avec embarras:

– Mon Dieu! je comprends bien que la société de ces vilaines gens vous fasse horreur, mais ce n’est pas une raison pourtant pour braver des dangers inutiles.

– Je vous assure qu’afin de suivre vos recommandations, j’ai plusieurs fois tâché d’adresser la parole à ceux d’entre eux qui me semblaient moins criminels; mais si vous saviez quel langage! quels hommes!

– Hélas! c’est vrai; cela doit être terrible…

– Ce qu’il y a de plus terrible encore, voyez-vous, c’est de m’apercevoir que je m’habitue peu à peu aux affreux entretiens que, malgré moi, j’entends toute la journée; oui, maintenant j’écoute avec une morne apathie des horreurs qui, pendant les premiers jours, me soulevaient d’indignation; aussi, tenez, je commence à douter de moi, s’écria-t-il avec amertume.

– Oh! monsieur Germain, que dites-vous!

– À force de vivre dans ces horribles lieux, notre esprit finit par s’habituer aux pensées criminelles, comme notre oreille s’habitue aux paroles grossières qui retentissent continuellement autour de nous. Mon Dieu! Mon Dieu! Je comprends maintenant que l’on puisse entrer ici innocent, quoique accusé, et que l’on en sorte perverti…

– Oui, mais pas vous, pas vous!

– Si, moi, et d’autres valant mille fois mieux que moi. Hélas! ceux qui, avant le jugement, nous condamnent à cette odieuse fréquentation, ignorent donc ce qu’elle a de douloureux et de funeste!… Ils ignorent donc qu’à la longue l’air que l’on respire ici devient contagieux… mortel à l’honneur…

– Je vous en prie, ne parlez pas ainsi, vous me faites trop de chagrin.

– Vous me demandez la cause de ma tristesse croissante, la voilà… Je ne voulais pas vous la dire… mais je n’ai qu’un moyen de reconnaître votre pitié pour moi.

– Ma pitié… ma pitié…

– Oui, c’est de ne vous rien cacher… Eh bien! je vous l’avoue avec effroi… je ne me reconnais plus… j’ai beau mépriser, fuir ces misérables; leur présence, leur contact agit sur moi… malgré moi… On dirait qu’ils ont la fatale puissance de vicier l’atmosphère où ils vivent… Il me semble que je sens la corruption me gagner par tous les pores… Si l’on m’absolvait de la faute que j’ai commise, la vue, les relations des honnêtes gens me rempliraient de confusion et de honte. Je n’en suis pas encore à me plaire au milieu de mes compagnons; mais j’en suis venu à redouter le jour où je me retrouverai au milieu de personnes honorables… Et cela, parce que j’ai la conscience de ma faiblesse.

– De votre faiblesse?

– De ma lâcheté…

– De votre lâcheté?… Mais quelles idées injustes avez-vous donc de vous-même, mon Dieu?

– Et n’est-ce pas être lâche et coupable que de composer avec ses devoirs, avec la probité? Et cela je l’ai fait.

– Vous! Vous!

– Moi. En entrant ici… je ne m’abusais pas sur la grandeur de ma faute… tout excusable qu’elle était peut-être. Eh bien! maintenant elle me paraît moindre; à force d’entendre ces voleurs et ces meurtriers parler de leurs crimes avec des railleries cyniques ou un orgueil féroce, je me surprends quelquefois à envier leur audacieuse indifférence et à me railler amèrement des remords dont je suis tourmenté pour un délit si insignifiant… comparé à leurs forfaits…

– Mais vous avez raison! Votre action, loin d’être blâmable, est généreuse; vous étiez sûr de pouvoir le lendemain matin rendre l’argent que vous preniez seulement pour quelques heures, afin de sauver une famille entière de la ruine, de la mort peut-être.

– Il n’importe; aux yeux de la loi, aux yeux des honnêtes gens, c’est un vol. Sans doute il est moins mal de voler dans un tel but que dans tel autre; mais, voyez-vous, cela, c’est un symptôme funeste que d’être obligé, pour s’excuser à ses propres yeux, de regarder au-dessous de soi… Je ne puis plus m’égaler aux gens sans tache… Me voici déjà forcé de me comparer aux gens dégradés avec lesquels je vis… Aussi à la longue… je m’en aperçois bien, la conscience s’engourdit, s’endurcit… Demain, je commettrais un vol, non pas avec la certitude de pouvoir restituer la somme que j’aurais dérobée dans un but louable, mais je volerais par cupidité, que je me croirais sans doute innocent, en me comparant à celui qui tue pour voler… Et pourtant, à cette heure, il y a autant de distance entre moi et un assassin, qu’il y en a entre moi et un homme irréprochable… Ainsi, parce qu’il est des êtres mille fois plus dégradés que moi, ma dégradation va s’amoindrir à mes yeux! Au lieu de pouvoir dire comme autrefois: «Je suis aussi honnête que le plus honnête homme», je me consolerai en disant: «Je suis le moins dégradé des misérables parmi lesquels je suis destiné à vivre toujours!»

– Toujours! Mais une fois sorti d’ici?

– Eh! j’aurai beau être acquitté, ces gens-là me connaissent; à leur sortie de prison, s’ils me rencontrent, ils me parleront comme à leur ancien compagnon de geôle. Si l’on ignore la juste accusation qui m’a conduit aux assises, ces misérables me menaceront de la divulguer. Vous le voyez donc bien, des liens maudits et maintenant indissolubles m’attachent à eux… tandis que, enfermé seul dans la cellule jusqu’au jour de mon jugement, inconnu d’eux comme ils eussent été inconnus de moi, je n’aurais pas été assailli de ces craintes qui peuvent paralyser les meilleures résolutions… Et puis, seul à seul avec la pensée de ma faute, elle eût grandi au lieu de diminuer à mes yeux; plus elle m’aurait paru grave, plus l’expiation que je me serais imposée dans l’avenir eût été grave. Aussi, plus j’aurais eu à me faire pardonner, plus dans ma pauvre sphère j’aurais tâché de faire le bien… Car il faut cent bonnes actions pour en expier une mauvaise… Mais songerais-je jamais à expier ce qui à cette heure me cause à peine un remords?… Tenez… je le sens, j’obéis à une irrésistible influence, contre laquelle j’ai longtemps lutté de toutes mes forces; on m’avait élevé pour le mal, je cède à mon destin; après tout, isolé, sans famille… qu’importe que ma destinée s’accomplisse honnête ou criminelle… Et pourtant… mes intentions étaient bonnes et pures… Par cela même qu’on avait voulu faire de moi un infâme, j’éprouvais une satisfaction profonde à me dire: «Je n’ai jamais failli à l’honneur, et cela m’a été peut-être plus difficile qu’à tout autre…» Et aujourd’hui… Ah! cela est affreux… affreux…, s’écria le prisonnier avec une explosion de sanglots si déchirants que Rigolette, profondément émue, ne put retenir ses larmes.

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