«Je pars donc en fiacre avec Mlle Cecily… comme vous me l’aviez recommandé… Elle avait son joli costume de paysanne allemande, vu qu’elle arrivait et qu’elle n’avait pas eu le temps de s’en faire faire un autre, ainsi que je devais le dire à M. Ferrand.
«Vous me croirez si vous voulez, mon roi des locataires, j’ai vu bien des jolies filles; je me suis vue moi-même dans mon printemps; mais jamais je n’ai vu (moi comprise) une jeunesse qui puisse approcher à cent piques de Cecily. Elle a surtout dans le regard de ses grands scélérats d’yeux noirs… quelque chose… quelque chose… enfin on ne sait pas ce que c’est; mais pour sûr… il y a quelque chose qui vous frappe… Quels yeux!
«Enfin, tenez, Alfred n’est pas suspect; eh bien! la première fois qu’elle l’a regardé, il est devenu rouge comme une carotte, ce pauvre vieux chéri… et pour rien au monde il n’aurait voulu fixer la donzelle une seconde fois… il en a eu pour une heure à se trémousser sur sa chaise, comme s’il avait été assis sur des orties; il m’a dit après qu’il ne savait pas comment ça se faisait, mais que le regard de Cecily lui avait rappelé toutes les histoires de cet effronté de Bradamanti sur les sauvagesses qui le faisaient tant rougir, ma vieille bégueule d’Alfred…
– Mais le notaire? Le notaire?
– M’y voilà, monsieur Rodolphe. Il était environ sept heures du soir quand nous arrivons chez M. Ferrand; je dis au portier d’avertir son maître que c’est Mme Pipelet qui est là avec la bonne dont Mme Séraphin lui a parlé et qu’elle lui a dit d’amener. Là-dessus, le portier pousse un soupir et me demande si je sais ce qui est arrivé à Mme Séraphin. Je lui dis que non… Ah! monsieur Rodolphe, en voilà encore un autre tremblement!
– Quoi donc?
– La Séraphin s’est noyée dans une partie de campagne qu’elle avait été faire avec une de ses parentes.
– Noyée!… Une partie de campagne en hiver!… dit Rodolphe surpris.
– Mon Dieu, oui, monsieur Rodolphe, noyée… Quant à moi, ça m’étonne plus que cela ne m’attriste; car depuis le malheur de cette pauvre Louise, qu’elle avait dénoncée, je la détestais, la Séraphin. Aussi, ma foi, je me dis: «Elle s’est noyée, eh bien! elle s’est noyée, après tout… je n’en mourrai pas…» Voilà mon caractère.
– Et M. Ferrand?
– Le portier me dit d’abord qu’il ne croyait pas que je pourrais voir son maître, et me prie d’attendre dans sa loge; mais au bout d’un moment il revient me chercher; nous traversons la cour et nous entrons dans une chambre au rez-de-chaussée.
«Il n’y avait qu’une mauvaise chandelle pour éclairer. Le notaire était assis au coin d’un feu où fumaillait un restant de tison… Quelle baraque! Je n’avais jamais vu M. Ferrand… Dieu de Dieu, est-il vilain! En voilà encore un qui aurait beau m’offrir le trône de l’Arabie pour faire des traits à Alfred…
– Et le notaire a-t-il paru frappé de la beauté de Cecily?
– Est-ce qu’on peut le savoir avec ses lunettes vertes?… Un vieux sacristain pareil, ça ne doit pas se connaître en femmes. Pourtant, quand nous sommes entrées toutes les deux, il a fait comme un soubresaut sur sa chaise; c’était sans doute l’étonnement de voir le costume alsacien de Cecily; car elle avait (en cent milliards de fois mieux) la tournure d’une de ces marchandes de petits balais, avec ses cotillons courts et ses jolies jambes chaussées de bas bleus à coins rouges: sapristi… quel mollet!… et la cheville si mince!… et le pied si mignon!… Finalement le notaire a eu l’air ahuri en la voyant.
– C’était sans doute la bizarrerie du costume de Cecily qui le frappait?
– Faut croire; mais le moment croustilleux approchait. Heureusement je me suis rappelé la maxime que vous m’avez dite, monsieur Rodolphe; ça a été mon salut.
– Quelle maxime?
– Vous savez: «C’est assez que l’un veuille pour que l’autre ne veuille pas, ou que l’un ne veuille pas pour que l’autre veuille.» Alors je me dis à moi-même: «Il faut que je débarrasse mon roi des locataires de son Allemande, en la colloquant au maître de Louise; hardi! je vas faire une frime»; et voilà que je dis au notaire, sans lui donner le temps de respirer:
«Pardon, monsieur, si ma nièce vient habillée à la mode de son pays; mais elle arrive, elle n’a que ces vêtements-là, et je n’ai pas de quoi lui en faire faire d’autres, d’autant plus que ça ne sera pas la peine; car nous venons seulement pour vous remercier d’avoir dit à Mme Séraphin que vous consentiez à voir Cecily, d’après les bons renseignements que j’avais donnés sur elle; mais je ne crois pas qu’elle puisse convenir à monsieur.»
– Très-bien, madame Pipelet.
«- Pourquoi votre nièce ne me conviendrait-elle pas? dit le notaire, qui s’était remis au coin de son feu, et avait l’air de nous regarder par-dessus ses lunettes.
«- Parce que Cecily commence à avoir le mal du pays, monsieur. Il n’y a pas trois jours qu’elle est ici, et elle veut déjà s’en retourner, quand elle devrait mendier sur la route en vendant de petits balais comme ses payses.
«- Et vous qui êtes sa parente, me dit M. Ferrand, vous souffririez cela?
«- Dame, monsieur, je suis sa parente, c’est vrai; mais elle est orpheline, elle a vingt ans, et elle est maîtresse de ses actions.
«- Bah! bah! maîtresse de ses actions, à cet âge-là on doit obéir à ses parents», reprit-il brusquement.
«Là-dessus voilà Cecily qui se met à pleurnicher et à trembler en se serrant contre moi; c’était le notaire qui lui faisait peur, bien sûr…
– Et Jacques Ferrand?
– Il grommelait toujours en maronnant: «Abandonner une fille à cet âge-là, c’est vouloir la perdre! S’en retourner en Allemagne en mendiant, belle ressource! et vous, sa tante, vous souffrez une telle conduite?…»
«Bien, bien, que je me dis, tu vas tout seul, grigou, je te colloquerai Cecily ou j’y perdrai mon nom.»
«- Je suis sa tante, c’est vrai, que je réponds en grognant, et c’est une malheureuse parenté pour moi; j’ai bien assez de charges; j’aimerais autant que ma nièce s’en aille, que de l’avoir sur les bras. Que le diable emporte les parents qui vous envoient une grande fille comme ça sans seulement l’affranchir!» Pour le coup, voilà Cecily, qui avait l’air d’avoir le mot, qui se met à fondre en larmes… Là-dessus le notaire prend son creux comme un prédicateur et se met à me dire:
«- Vous devez compte à Dieu du dépôt que la Providence a remis entre vos mains; ce serait un crime que d’exposer cette jeune fille à la perdition. Je consens à vous aider dans une œuvre charitable; si votre nièce me promet d’être laborieuse, honnête et pieuse, et surtout de ne jamais, mais jamais sortir de chez moi, j’aurai pitié d’elle, et je la prendrai à mon service.
«- Non, non, j’aime mieux m’en retourner au pays», dit Cecily en pleurant encore.