La misérable, voyant qu’elle n’avait aucune aide à attendre du fils de Bras-Rouge, voulut tenter un dernier effort.
– Tortillard, va chercher du secours, et je te donne mon cabas; il est plein de bijoux… il est là sous une pierre.
– Que ça de générosité! Merci, madame… Est-ce que je ne l’ai pas, ton cabas? Tiens, entends-tu comme ça clique dedans…, dit Tortillard en le secouant. Mais, par exemple, donne-moi tout de suite pour deux sous de galette chaude, et je vas chercher papa!
– Aie pitié de moi, et je…
La Chouette ne put continuer.
Il se fit un nouveau silence.
Le petit boiteux recommença de frapper en mesure sur la pierre de l’escalier où il était accroupi, accompagnant le bruit de ses pieds de ce cri répété:
– Ça ne commence donc pas? Ohé! la toile, ou j’en fais des faux cols! la pièce!… la musique!
– De cette façon, la Chouette, tu ne pourras plus m’étourdir de tes cris, reprit le Maître d’école, après quelques minutes, pendant lesquelles il parvint sans doute à bâillonner la vieille. Tu sens bien, reprit-il d’une voix lente et creuse, que je ne veux pas en finir tout de suite. Torture pour torture! Tu m’as assez fait souffrir. Il faut que je te parle longuement avant de te tuer… oui… longuement… ça va être affreux pour toi… quelle agonie, hein?
– Ah! çà, pas de bêtises, eh! vieux! s’écria Tortillard en se levant à demi; corrige-la, mais ne lui fais pas trop de mal. Tu parles de la tuer… c’est une frime, n’est-ce pas? Je tiens à ma Chouette. Je te l’ai prêtée, mais tu me la rendras… ne me l’abîme pas… je ne veux pas qu’on me détruise ma Chouette, ou sans ça je vais chercher papa.
– Sois tranquille, elle n’aura que ce qu’elle mérite… une leçon profitable… dit le Maître d’école pour rassurer Tortillard, craignant que le petit boiteux n’allât chercher du secours.
– À la bonne heure, bravo! Voilà la pièce qui va commencer, dit le fils de Bras-Rouge, qui ne croyait pas que le Maître d’école menaçât sérieusement les jours de l’horrible vieille.
– Causons donc, la Chouette, reprit le Maître d’école d’une voix calme. D’abord, vois-tu… depuis ce rêve de la ferme de Bouqueval, qui m’a remis sous les yeux tous nos crimes, depuis ce rêve qui a manqué de me rendre fou… qui me rendra fou… car dans la solitude, dans l’isolement profond où je vis, toutes mes pensées viennent malgré moi aboutir à ce rêve… il s’est passé en moi un changement étrange…
«Oui… j’ai eu horreur de ma férocité passée.
«D’abord, je ne t’ai pas permis de martyriser la Goualeuse… cela n’était rien encore…
«En m’enchaînant ici dans cette cave, en m’y faisant souffrir le froid et la faim, mais en me délivrant de ton obsession… tu m’as laissé tout à l’épouvante de mes réflexions.
«Oh! tu ne sais pas ce que c’est que d’être seul… toujours seul… avec un voile noir sur les yeux, comme m’a dit l’homme implacable qui m’a puni…
«Cela est effrayant… vois donc!
«C’est dans ce caveau que je l’avais précipité pour le tuer… et ce caveau est le lieu de mon supplice… Il sera peut-être mon tombeau…
«Je te répète que cela est effrayant.
«Tout ce que cet homme m’a prédit s’est réalisé.
«Il m’avait dit: «Tu as abusé de ta force… tu seras le jouet des plus faibles.»
«Cela a été.
«Il m’avait dit: «Désormais, séparé du monde extérieur, face à face avec l’éternel souvenir de tes crimes, un jour tu te repentiras de tes crimes.»
«Et ce jour est arrivé… L’isolement m’a purifié.
«Je ne l’aurais pas cru possible.
«Une autre preuve… que je suis peut-être moins scélérat qu’autrefois… c’est que j’éprouve une joie infinie à te tenir là… monstre… non pour me venger, moi… mais pour venger nos victimes. Oui, j’aurai accompli un devoir… quand, de ma propre main, j’aurai puni ma complice.
«Une voix me dit que si tu étais tombée plus tôt en mon pouvoir, bien du sang… bien du sang n’aurait pas coulé sous tes coups.
«J’ai maintenant horreur de mes meurtres passés, et pourtant… ne trouves-tu pas cela bizarre? c’est sans crainte, c’est avec sécurité que je vais commettre sur toi un meurtre affreux avec des raffinements affreux… Dis… dis… conçois-tu cela?
– Bravo!… bien joué… vieux sans yeux. Ça chauffe! s’écria Tortillard en applaudissant. Tout ça, c’est toujours pour rire?
– Toujours pour rire, reprit le Maître d’école d’une voix creuse. Tiens-toi donc, la Chouette, il faut que je finisse de t’expliquer comment peu à peu j’en suis venu à me repentir.
«Cette révélation te sera odieuse, cœur endurci, et elle te prouvera aussi combien je dois être impitoyable dans la vengeance que je veux exercer sur toi au nom de nos victimes.
«Il faut que je me hâte…
«La joie de te tenir là… me fait bondir le sang… mes tempes battent avec violence… comme lorsqu’à force de penser au rêve ma raison s’égare… Peut-être une de mes crises va-t-elle venir… Mais j’aurai le temps de te rendre les approches de la mort effroyables, en te forçant de m’entendre.
– Hardi! la Chouette! cria Tortillard; hardi à la réplique!… Tu ne sais donc pas ton rôle?… Alors, dis au boulanger
de te souffler, ma vieille.
– Oh! tu auras beau te débattre et me mordre, reprit le Maître d’école après un nouveau silence, tu ne m’échapperas pas… Tu m’as coupé les doigts jusqu’aux os… mais je t’arrache la langue si tu bouges…
«Continuons de causer.
«En me trouvant seul, toujours seul dans la nuit et dans le silence, j’ai commencé par éprouver des accès de rage furieuse… impuissante… Pour la première fois ma tête s’est perdue. Oui… quoique éveillé, j’ai revu le rêve… tu sais? le rêve…
«Le petit vieillard de la rue du Roule… la femme noyée… le marchand de bestiaux… et toi… planant au-dessus de ces fantômes…
«Je te dis que cela est effrayant.
«Je suis aveugle… et ma pensée prend une forme, un corps, pour me représenter incessamment d’une manière visible, presque palpable… les traits de mes victimes.
«Je n’aurais pas fait ce rêve affreux, que mon esprit, continuellement absorbé par le souvenir de mes crimes passés, eût été troublé des mêmes visions…
«Sans doute, lorsqu’on est privé de la vue, les idées obsédantes s’imaginent presque matériellement dans le cerveau…
«Pourtant… quelquefois, à force de les contempler avec une terreur résignée… il me semble que ces spectres menaçants ont pitié de moi… Ils pâlissent… s’effacent et disparaissent… Alors je crois me réveiller d’un songe funeste… mais je me sens faible, abattu, brisé… et, le croirais-tu… oh! comme tu vas rire… la Chouette!… Je pleure… entends-tu?… Je pleure… Tu ne ris pas?… Mais ris donc!… Ris donc…