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A
A

– Ecoute, je ne pensais pas que tu allais le prendre comme ça, je vais raccrocher. Je suis désolée. Je…

– Comment tu as retrouvé mon numéro?

– Par ton père.

– Quoi!

– J'ai appelé ton père tout à l'heure et je lui ai demandé ton numéro, c'est tout.

– Il s'est rappelé de toi?

– Non. Enfin… je ne lui ai pas dit qui j'étais.

J'ai posé mon fils par terre qui est parti rejoindre ses sœurs dans leur chambre. Ma femme n'était pas là.

– Attends, ne quitte pas… "Marie! Est-ce que tu peux lui remettre ses chaussons, s'il te plaît Allô? Tu es là?

– Oui.

– Alors?…

– Alors quoi?…

– Tu veux qu'on se revoie?

– Oui. Enfin pas longtemps. Juste prendre un verre ou marcher un petit moment, tu vois…

– Pourquoi. A quoi ça servirait?

– C'est juste que j'ai envie de te revoir. De parler un petit peu avec toi.

– Hélèna?

– Oui.

– Pourquoi tu fais ça?

– Pourquoi?

– Oui pourquoi tu me rappelles? Pourquoi si tard? Pourquoi maintenant? Tu ne t'es même pas demandé si tu risquais pas de mettre le merdier dans ma vie… Tu fais mon numéro et tu…

– Ecoute Pierre. Je vais mourir.

– Je t'appelle maintenant parce que je vais mourir. Je ne sais pas exactement quand mais dans pas très longtemps.

J'éloignais le téléphone de mon visage comme pour reprendre un peu d'air et j'essayais de me relever mais sans succès.

– C'est pas vrai.

– Si c'est vrai.

– Qu'est-ce que tu as?

– Oh… c'est compliqué. Pour résumer on pourrait dire que c'est mon sang qui… enfin je ne sais plus trop ce qu'il a maintenant parce que les diagnostics s'embrouillent mais enfin c'est un drôle de truc quoi.

Je lui ai dit:

– Tu es sûre?

– Attends? Mais qu'est-ce que tu crois? Que je te raconte des craques bien mélo pour avoir une raison de t'appeler?!!

– Excuse-moi.

– Je t'en prie.

– Ils se trompent peut-être.

– Oui… Peut-être.

– Non?

– Non. Je ne crois pas.

– Comment c'est possible?

– Je ne sais pas.

– Tu souffres?

– Couci-couça.

– Tu souffres?

– Un petit peu en fait.

– Tu veux me revoir une dernière fois?

– Oui. On peut dire ça comme ça.

– Tu n'as pas peur d'être déçue? Tu ne préfères pas rester sur une… bonne image?

– Une image de quand tu étais jeune et beau? Je l'entendais sourire.

– Exactement. Quand j'étais jeune et beau et que je n'avais pas encore de cheveux blancs…

– Tu as des cheveux blancs?!

– J'en ai cinq je crois.

– Ah! ça va, tu m'as fait peur! Tu as raison. Je ne sais pas si c'est une bonne idée mais j'y pense depuis un bout de temps… et je me disais que c'était vraiment une chose qui me ferait plaisir… Alors comme il n'y a plus beaucoup de choses qui me font plaisir ces derniers temps… je… je t'ai appelé.

– Tu y penses depuis combien de temps?

– Douze ans! Non… Je plaisante. J'y pense depuis quelques mois. Depuis mon dernier séjour à l'hôpital pour être exacte.

– Tu veux me revoir, tu crois?

– Oui.

– Quand?

– Quand tu veux. Quand tu peux.

– Tu vis où?

– Toujours pareil. A cent kilomètres de chez toi je crois.

– Hélèna?

– Oui?

– Non rien.

– Tu as raison. Rien. C'est comme ça. C'est la vie et je ne t'appelle pas pour détricoter le passé ou mettre Paris dans une bouteille tu sais. Je… Je t'appelle parce que j'ai envie de revoir ton visage. C'est tout. C'est comme les gens qui retournent dans le village où ils ont passé leur enfance ou dans la maison de leurs parents… ou vers n'importe quel endroit qui a marqué leur vie.

– C'est comme un pèlerinage quoi.

Je me rendais compte que je n'avais plus la même voix.

– Oui exactement. C'est comme un pèlerinage. A croire que ton visage est un endroit qui a marqué ma vie.

– C'est toujours triste les pèlerinages.

– Pourquoi tu dis ça?! Tu en as jamais fait!?

– Non. Si. A Lourdes…

– Oh ben alors oui… alors là, Lourdes, évidemment… Elle se forçait à prendre un ton moqueur.

J'entendais les petits qui se chamaillaient et je n'avais plus du tout envie de parler. J'avais envie de raccrocher. J'ai fini par lâcher

– Quand?

– C'est toi qui me dis.

– Demain?

– Si tu veux.

– Où?

– A mi-chemin entre nos deux villes. A Sully par exemple…

– Tu peux conduire?

– Oui. Je peux conduire.

– Qu'est-ce qu'il y a à Sully?

– Ben pas grand-chose j'imagine… on verra bien. On n'a qu'à s'attendre devant la mairie…

– A l'heure du déjeuner?

– Oh non. C'est pas très rigolo de manger avec moi tu sais… Elle se forçait à rire encore.

– … Après l'heure du déjeuner ça serait mieux.

Il n'a pas pu s'endormir cette nuit-là. Il a regardé le plafond en ouvrant grand ses yeux. Il voulait les garder bien secs. Ne pas pleurer.

Ce n'était pas à cause de sa femme. Il avait peur de se tromper, de pleurer sur la mort de sa vie intérieure à lui plutôt que sur sa mort à elle. Il savait que s'il commençait, il ne pourrait plus s'arrêter.

Ne pas ouvrir les vannes. Surtout pas. Parce que depuis tant d'années maintenant qu'il paradait et qu'il grognait sur la faiblesse des gens. Des autres. De ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent et qui traînent toute leur médiocrité après eux.

Tant d'années qu'il regardait avec une tendresse de merde le temps de sa jeunesse. Toujours, quand il pensait à elle, il relativisait, il faisait semblant d'en sourire ou d'y comprendre quelque chose. Alors qu'il n'avait jamais rien compris.

Il sait parfaitement qu'il n'a aimé qu'elle et qu'il n'a jamais été aimé que par elle. Qu'elle a été son seul amour et que rien ne pourra changer tout ça. Qu'elle l'a laissé tomber comme un truc encombrant et inutile. Qu'elle ne lui a jamais tendu la main ou écrit un petit mot pour lui dire de se relever. Pour lui avouer qu'elle n'était pas si bien que ça. Qu'il se trompait. Qu'il valait mieux qu'elle. Ou bien qu'elle avait fait l'erreur de sa vie et qu'elle l'avait regretté en secret. Il savait combien elle était orgueilleuse. Lui dire que pendant douze ans elle avait morflé elle aussi et que maintenant elle allait mourir.

Il ne voulait pas pleurer et pour s'en empêcher, il se racontait n'importe quoi. Oui, c'est ça. N'importe quoi. Sa femme en se retournant, a posé sa main sur son ventre et aussitôt il a regretté tous ces délires. Bien sûr qu'il a aimé et été aimé par une autre, bien sûr. Il regarde ce visage près de lui et il prend sa main pour l'embrasser. Elle sourit dans son sommeil.

Non il n'a pas à gémir. Il n'a pas à se mentir. La passion romantique, hé ho, ça va un moment. Mais maintenant basta, hein. En plus demain après-midi ça ne l'arrange pas trop à cause de son rendez-vous avec les gars de Sygma II. Il va être obligé de mettre Marcheron sur le coup et ça vraiment, ça ne l'arrange pas parce qu'avec Marcheron…

Il n'a pas pu s'endormir cette nuit-là. Il a pensé à plein de choses.

C'est comme ça qu'il pourrait expliquer son insomnie, sauf que sa lampe éclaire mal et qu'il n'y voit rien et que, comme au temps des gros chagrins, il se cogne partout.

Elle n'a pas pu s'endormir cette nuit-là mais elle a l'habitude. Elle ne dort presque plus. C'est parce qu'elle ne se fatigue plus assez dans la journée. C'est la théorie du médecin. Ses fils sont chez leur père et elle ne fait que pleurer.

Pleurer: Pleurer. Pleurer.

Elle se brise, elle lâche du lest, elle se laisse déborder. Elle s'en fout, elle pense que maintenant ça va bien, qu'il faudrait passer à autre chose et dégager la piste parce que l'autre a beau dire qu'elle ne se fatigue pas, il n'y comprend rien avec sa blouse proprette et ses mots compliqués. En vérité elle est épuisée. Epuisée.

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